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L'ASIE DESSINÉE

BD : les envoûtements des arts graphiques japonais


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 22 juin 2018

Un dessinateur italien livre une fascinante plongée dans « l’empire des signes » que constitue le Japon et sa production d’images multiformes, tandis que son trentième anniversaire donne l’occasion de redécouvrir un chef-d’œuvre de Miyazaki.

Patrick de Jacquelot

Des peintures d’Hokusai aux films de Kurosawa en passant par les dessins animés de Miyazaki et la déferlante des mangas, le Japon s’impose comme un formidable producteur d’images qui ont conquis le monde entier. Totalement séduit, l’auteur italien de bandes dessinées Igort explore en deux splendides volumes cet « empire des signes » qui le fascine, et nous avec.

Cet artiste de 59 ans dispose d’une double culture. Né en Italie où il vit, Igort est un professionnel de la bande dessinée à l’européenne. Mais il a aussi vécu et travaillé de nombreuses années au Japon où il a réalisé ses propres mangas. Cela fait de cet homme « convaincu d’avoir été japonais dans une vie antérieure » un « passeur » idéal pour plonger dans l’univers des images japonaises.

Extrait de "Les cahiers japonais, le vagabond du manga", scénario et dessin Igort (Copyright : Futuropolis)

Les deux volumes de ses Cahiers japonais*, dont le tome deux vient de paraître, constituent à cet égard un enchantement. Dans le premier tome, intitulé Un voyage dans l’empire des signes, le dessinateur raconte son installation au Japon, pays qu’il voit comme « le paradis des dessinateurs ». Fasciné par cette esthétique raffinée, l’artiste italien voulait ainsi « s’avancer dans ce monde de signes, simples en apparence, qui dissimulaient un savoir mystérieux ». Pas de récit linéaire dans ces Cahiers mais une succession de séquences sur de multiples facettes de la culture japonaise.

Igort présente ses personnalités favorites dans les registres les plus variés : Mishima, un défenseur du code d’honneur des samouraïs qui s’est fait hara-kiri, un poète du XVIIème siècle, un cinéaste de films de gangsters de série B, ses collègues mangakas (dessinateurs de mangas) préférés, ou encore Abe Sada, héroïne scandaleuse et tragique immortalisée dans le film L’empire des sens. S’attardant sur le culte de la beauté qui imprègne le Japon, son esthétique raffinée, son goût de l’éphémère, mais aussi sa violence, l’auteur s’interroge sur cette culture qui combine « le culte de la force et de la mort et celui de la beauté et de la grâce ».

Le lecteur se voit aussi confronté à la vie quotidienne d’Igort à Tokyo, entre son minuscule appartement, les jardins traditionnels et les salles de méditation où il va « chercher le sens de sa vie ». Il découvre l’impitoyable métier de mangaka, soumis à un rythme infernal : Igort raconte comment on lui a imposé de produire une histoire par jour, soit seize pages à imaginer, écrire et dessiner en vingt-quatre heures, et cela dix fois en quatorze jours !

Le deuxième volume, intitulé Le vagabond du manga, relate le retour au Japon effectué par Igort quelques années plus tard. Il s’agit bien, en effet, d’un « vagabondage » dans le pays, qui le mène dans des lieux variés : Tokyo qu’il a peine à reconnaître tant la ville se transforme vite, des zones préservées dans les montagnes ou les campagnes où rien ne semble changer, ou encore le plus grand cimetière du pays. A propos de cimetière, l’artiste se rend à Hiroshima où il médite sur la catastrophe, photos d’archives à l’appui.

"Les cahiers japonais, le vagabond du manga", couverture et pages 2, 14 et 35

Le choc entre les traditions ancestrales et la modernité la plus aiguë est constant. Igort rencontre un jour un artisan qui fabrique le meilleur papier qui soit selon des techniques transmises dans sa famille depuis sept générations. Un autre jour, il croise des adolescents qui vivent cloîtrés chez eux et n’ont de relations que via les réseaux sociaux. L’Italien s’intéresse à tous les aspects de cette culture déroutante, du premier Japonais prix Nobel de littérature jusqu’à l’immense popularité d’une fille virtuelle qui tient lieu de petite amie sur écran pour de nombreux jeunes hommes.

Cette longue promenade dans la culture japonaise est somptueusement mise en scène par Igort, qui multiplie les techniques. Des pages de BD à l’européenne jouxtent de superbes images dans le plus pur style japonais, des dessins au trait ou des photos coloriées. Les décors urbains sont nombreux ainsi que des gros plans sur les détails de la vie quotidienne, mais aussi des représentations de fleurs, de samouraïs ou de soldats japonais de la Seconde Guerre mondiale. La virtuosité de l’artiste, qui se manifeste également dans une utilisation extrêmement subtile des couleurs, offre une multitude d’images plus belles les unes que les autres, où l’on a envie de revenir encore et encore. Des livres qui combleront les amoureux du Japon et pourraient inciter les autres à le devenir.

"Mon voisin Totoro", Anime comics, couverture et page 543

Parmi les nombreuses rencontres évoquées par Igort dans ses Cahiers figure celle de Miyazaki, le roi du dessin animé japonais, dont on ne compte plus les chefs-d’œuvre. L’un de ses films les plus connus, Mon voisin Totoro,vient de ressortir sur les écrans français à l’occasion de son trentième anniversaire. Ce petit bijou n’a pas pris une ride. Sans doute le plus « enfantin » des dessins animés de Miyazaki – ce qui ne l’empêche pas de séduire à tous les âges – Totoro est une ode à la nature et à la puissance des rêves des enfants. Non seulement il est de nouveau visible en salle cet été mais à cette occasion paraissent deux livres** consacrés au film. Le volume dit « Anime comics » en reproduit le déroulé en juxtaposant des images tirées du film pour en faire une bande dessinée, le tout sur près de 600 pages ! Le deuxième, L’art de Mon voisin Totoro, est un bel album décrivant la conception du dessin animé avec esquisses, dessins préparatoires ou interviews.

"Un pigeon à Paris", couverture et page 24

Dans une démarche symétrique de celle de l’Italien Igort donnant sa vision du Japon, la mangaka Lina Foujita livre avec Un pigeon à Paris*** sa découverte de la France. Après un premier tome paru fin 2017, le deuxième volume vient de sortir. On y retrouve le sens de l’observation aigu de la jeune femme et ses démêlés avec la vie quotidienne en France, ses tentatives désespérées d’apprendre le français, sa découverte des grands musées et sa peur quasi paranoïaque des pickpockets. Le tout avec toujours autant d’humour et d’autodérision.

"Mémoires d’un frêne", couverture et page 35

Si esthétique raffinée, finesse et humour caractérisent à des degrés divers les ouvrages japonais dont nous venons de parler, la traversée de la mer du Japon qui nous mène vers un livre sud-coréen, Mémoires d’un frêne****, nous change complètement de registre. Ce roman graphique est un véritable coup de poing à l’estomac. Il raconte des événements inconnus en Europe survenus durant l’été 1950, au début de la guerre de Corée. Terrorisés par la montée du communisme, les pouvoirs publics décident d’éliminer physiquement les opposants avérés, suspects ou potentiels. Des dizaines de milliers de civils sont alors massacrés par les forces de l’ordre.

Pour exhumer cet épisode que la Corée du Sud s’est évertuée à oublier pendant plusieurs dizaines d’années, Park Kun-woong adopte un parti pris extrême : il se borne à la pure description des massacres, sans aborder le contexte historique ou politique, ni mettre en scène des individus identifiés, victimes ou bourreaux.

Pour rendre supportable le défilé sur 300 pages de gens qui tuent ou se font tuer, il choisit de raconter l’histoire du point de vue d’un arbre, un frêne qui pousse au bord d’un ravin choisi par les policiers pour y entasser les cadavres. Les réflexions de l’arbre qui observe avec beaucoup d’intérêt mais sans comprendre toute cette agitation autour de lui donne un certain recul bienvenu.

L’auteur, dont le style graphique très noir colle à merveille à son sujet, ne nous épargne rien dans la description de ce qui arrive quand on entasse jour après jour des monceaux de cadavres au fond d’une forêt. Une lecture forte et éprouvante.

* Les cahiers japonais
Tome 1 Un voyage dans l’empire des signes, tome 2 Le vagabond du manga
Scénario et dessin Igort
184 pages chaque volume
Futuropolis
24 euros le volume

** Mon voisin Totoro
« Anime comics », récit du film
576 pages
Glénat
15,50 euros

L’art de Mon voisin Totoro
Art book
176 pages
Glénat
24,90 euros

*** Un pigeon à Paris, tome 2
Scénario et dessin Lina Foujita
144 pages
Glénat
10,75 euros

**** Mémoires d’un frêne
Scénario et dessin Park Kun-woong
304 pages
Éditions Rue de l’Échiquier
21,90 euros


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