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L'ASIE DESSINÉE
BD : dix ans après Fukushima, dans les entrailles d'un "accident sans fin"
Thèmes: L'Asie en BD |
Asialyst, 11 mars 2021
Une décennie après l’accident nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011, plusieurs bandes dessinées permettent d’aborder sous des angles variés l’une des pires catastrophes industrielles de l’histoire. Elles en décrivent son déroulement, la phase du démantèlement de la centrale et son impact sur une jeune Japonaise expatriée. Deux autres BD, dans la sélection ce mois-ci de « l’Asie dessinée », abordent la découverte croisée de leurs cultures par un Français et une Indonésienne, et le retour à la vie d’une Française victime du terrorisme grâce à sa rencontre avec le bouddhisme.
Patrick de Jacquelot
Tout le monde se souvient bien sûr dans les grandes lignes des terribles événements intervenus le 11 mars 2011 : successivement un séisme, puis un tsunami, puis des explosions dans le complexe des centrales nucléaires de Fukushima. Mais les détails ne sont plus forcément présents à l’esprit de chacun d’entre nous. Pour se replonger au plus près des événements, rien de tel que la lecture de Fukushima, chronique d’un accident sans fin* qui vient de paraître. Traiter de l’ensemble de la catastrophe et ses innombrables conséquences dans des domaines variés étant évidemment impossible en un seul ouvrage, le scénariste Bertrand Galic a choisi de limiter son propos aux cinq premiers jours de l’accident. Et en adoptant un point de vue très précis : celui des équipes de la centrale nucléaire. Plus précisément encore, pour l’essentiel, celui de Masao Yoshida, directeur du site, qui a abondamment livré son témoignage lors des multiples enquêtes qui ont ausculté par la suite les événements. De ce fait, il est clair que d’autres parties prenantes du drame auraient des points de vue différents sur ce qui s’est passé. Mais ce parti pris de l’auteur permet de suivre la catastrophe au plus près, en huis clos. Les réactions dans le reste du Japon et dans le monde entier ne sont par exemple perceptibles qu’à travers les images télévisées reçues dans les salles de contrôle de Fukushima.
Couverture de "Fukushima, chronique d’un accident sans fin", Glénat (Copyright : Glénat) |
Au début du récit, le tremblement de terre déclenche bien sûr les procédures d’alerte dans la centrale mais sans panique : la situation semble encore sous contrôle. C’est le déferlement du tsunami, cinquante minutes plus tard, qui fait basculer la situation. Alors que les employés de la centrale se sentent « parfaitement en sécurité » du fait de la digue qui entoure le site, celle-ci est balayée. Les générateurs de secours qui alimentaient la centrale depuis une heure sont engloutis, les réacteurs cessent d’être refroidis, le désastre menace…
Masao Yoshida et ses hommes doivent alors tenter de reprendre le contrôle des événements dans le chaos le plus total. Aucun des dispositifs de sécurité ne fonctionne comme il le faudrait, l’improvisation est de règle. On voit ainsi comment certains systèmes électriques d’un des plus grands centres nucléaires de la planète ont pu être remis en marche grâce… à la connexion d’une série de batteries prélevées dans les automobiles du parking !
Au fil des heures et des jours, la situation devient de plus en plus dangereuse. La radioactivité monte en flèche, des explosions détruisent en partie certains des réacteurs, des incendies se déclarent. Dans cette atmosphère d’apocalypse, les équipes se sentent bien seules. Une visite éclair du Premier ministre japonais le deuxième jour ne fait que compliquer et retarder le travail. Surtout, les hommes de la centrale ont le sentiment que les dirigeants de Tepco, l’entreprise propriétaire du site, et les autorités en général, ne comprennent rien à la situation sur place et les bombardent depuis Tokyo d’instructions irréalistes. Masao Yoshida en arrivera à prendre des décisions contraires à ses instructions ou à cacher certaines initiatives à sa hiérarchie, estimant qu’il lui incombe d’agir au plus vite. Ses responsabilités sont écrasantes : quand l’ordre d’évacuer la majeure partie des équipes est donné, il lui faut garder avec lui quelques dizaines d’hommes indispensables pour tenter de refroidir les réacteurs. « Qui doit mourir avec nous ? », demande-t-il à l’un de ses adjoints.
Fukushima, chronique d’un accident sans fin se présente ainsi comme un véritable thriller – dont on connaît déjà la fin mais qui n’en est pas moins haletant pour cela. Le dessin de l’artiste espagnol Roger Vidal manque un peu de grâce mais pas d’efficacité. Cette copieuse BD est complétée par un dossier historique et technique fort bien fait d’une douzaine de pages.
"Fukushima, chronique d’un accident sans fin", couverture et page 9 |
Et ensuite ? Comme l’indique le sous-titre de l’album précédent, l’histoire ne s’arrête pas là, loin de là. Les retombées – si l’on ose dire – de l’accident continueront à se faire sentir pendant des décennies. En attendant, rien de tel pour suivre le déroulé des événements que d’enchaîner sur la lecture de Au cœur de Fukushima, Journal d’un travailleur de la centrale nucléaire 1F**. Ce manga en trois volumes a été chroniqué dans « L’Asie dessinée » lors de sa parution. Rappelons-en les caractéristiques qui en font une œuvre unique en son genre. Là où Fukushima, chronique d’un accident sans fin traite du début de la catastrophe, Au cœur de Fukushima parle en revanche de l’immense chantier du démantèlement de la centrale sinistrée, lancé dans les années qui sont suivi.
L’auteur a eu l’idée étonnante de se faire engager comme ouvrier sur ce chantier hors normes. Pendant deux périodes de six mois, en 2012 et 2014, il travaille à des tâches de plus en plus complexes et dangereuses. Employé d’abord comme petite main à l’entretien des salles de repos des ouvriers, il en arrive, à la fin, à œuvrer au déblaiement des décombres à l’intérieur du bâtiment du réacteur n°3. Un endroit tellement radioactif que l’essentiel du travail est fait par des robots télécommandés qu’il faut tout de même préparer et porter à l’intérieur du bâtiment, tout en s’assurant qu’ils pourront évoluer sur un chemin libre d’obstacles.
Purement descriptif, le manga de Tatsuta permet de découvrir les procédures de sécurité imposées aux travailleurs, les difficultés techniques auxquelles ils se heurtent et les bricolages auxquels ils doivent parfois avoir recours dans un chantier a priori high tech. Mais l’on découvre également une organisation sidérante où Tepco délègue le travail à des sous-traitants qui font appel à d’autres sous-traitants et ainsi de suite : l’auteur a compté six niveaux de sous-traitance superposés. Avec à chaque étage des salaires et des conditions de travail qui se dégradent.
Résultant d’une enquête de terrain unique en son genre, Au cœur de Fukushima est un document irremplaçable. Mais il étonne aussi par l’attitude de son auteur qui s’abstient de toute critique, de tout jugement sur l’accident, l’organisation du chantier de démantèlement et plus généralement les responsabilités de Tepco et des autres autorités.
"Au cœur de Fukushima", couverture et une page |
Après ces deux bandes dessinées essentiellement informatives, changement complet de registre avec Les cerisiers fleurissent malgré tout***. Là, c’est l’impact humain et émotionnel du drame qui est abordé, de loin. L’auteure de manga Keiko Ichiguchi, qui est mariée à un Italien et vit en Italie, raconte dans ce récit comment elle a vécu la catastrophe à distance et comment elle y a réagi. L’ouvrage commence par une longue évocation de son enfance au Japon. Elle s’attarde notamment sur ses relations avec une institutrice qui l’a beaucoup marquée et avec qui elle est toujours en contact. Elle a promis l’année précédente à la désormais vieille dame de revenir au Japon au printemps pour aller voir les cerisiers en fleurs.
C’est alors qu’elle prépare ce voyage qu’exactement au milieu du livre, intervient la catastrophe de Fukushima. L’auteure décrit alors la terrible angoisse qui s’abat sur les Japonais vivant à l’autre bout du monde, la recherche désespérée d’informations sur la situation réelle sur le terrain, les tentatives de contact avec les proches, la défiance totale suscitée par la communication défaillante du gouvernement japonais… Quand la jeune femme décide de se rendre sur place peu après la catastrophe, elle se heurte à un mur d’incompréhension. Son compagnon, ses amis italiens mettent en avant le danger d’une situation qui demeure extraordinairement confuse. Une amie bien intentionnée propose de loger les parents de Keiko Ichiguchi qui devraient selon elle abandonner définitivement le pays.
Mais la jeune femme tient bon et s’envole vers le Japon le 3 avril, c’est-à-dire trois semaines après le drame. Et le pays dans lequel elle atterrit est finalement étonnamment inchangé. Bien sûr, sa famille, ses amis et la vieille institutrice ont été affectés par la catastrophe mais, au bout du compte, « le Japon est couvert de fleurs de cerisier comme chaque année » et c’est bien là l’essentiel : la vie continue. De quoi relativiser la portée des déclarations sur le thème « plus rien ne sera comme avant » qui fleurissent après chaque événement tragique comme on le constate de nouveau depuis le début de la crise du Covid-19. Fin et sensible, cet album, qui bénéficie du graphisme plein de charme de Keiko Ichiguchi, livre en définitive un message d’espoir : même les tremblements de terre, les tsunamis et les accidents nucléaires n’empêcheront pas les cerisiers de refleurir.
"Les cerisiers fleurissent malgré tout", couverture et page 81 |
Les bandes dessinées traitant du « choc des cultures » entre l’Asie et l’Occident ne sont pas rares. Elles reflètent généralement l’expérience d’auteurs asiatiques installés en Europe ou l’inverse, comme on peut le voir, entre autres, dans Je ne suis pas d’ici, Je suis encore là-bas et Un pigeon à Paris (lire ici les chroniques de ces trois BD). Dans Ma voisine est indonésienne****, il s’agit d’un cas de figure un peu différent. La BD est l’œuvre d’Emmanuel Lemaire, un artiste français vivant à Rouen, qui voit débarquer dans son immeuble une étrange petite bonne femme. Débordante d’énergie, bourrée de curiosité, disposant d’une étrange capacité à disparaître sans que l’on s’en rende compte, elle a comme principale caractéristique d’être indonésienne – autrement dit, de venir d’un pays dont Emmanuel Lemaire ignore tout.
Cette voisine, qu’il surnomme Madame Hibou, lui raconte beaucoup de choses. Ses week-ends passés dans les lieux les plus improbables de France : Charleville-Mézières en tout premier parce que la famille de Madame Hibou avait hébergé jadis un poète français déserteur qui en venait – qui ne pourrait être qu’Arthur Rimbaud ; Dieppe parce que c’est de là que partirent les premiers Français installés en Indonésie ; ou encore Niort parce que Houellebecq a écrit que c’est « la ville la plus laide de France ».
Au fil de conversations souvent interrompues par le départ précipité de Madame Hibou, l’auteur découvre l’Indonésie, sa complexité, ses ethnies, ses modes de vie et en fait profiter ses lecteurs. Les excentricités de sa voisine complètement imprévisible l’intriguent passablement au point de susciter chez lui des crises d’angoisse. Mais petit à petit, c’est bien d’une découverte croisée de façons de penser et de vivre différentes qu’il s’agit. Joliment dessinée, traitée sur un ton léger et humoristique, cette rencontre est une réussite, même si l’on peut trouver que l’auteur en fait parfois un peu trop dans le registre du « comment peut-on être Indonésien ? »
"Ma voisine est indonésienne", couverture et page 18 |
Invincibles, au pays du Dalaï-lama***** part d’une bonne idée : le récit imagine une jeune Parisienne, Maya, victime d’un attentat terroriste dans lequel elle perd une jambe. Il lui faut se reconstruire, apprendre à marcher avec une prothèse et surtout surmonter le traumatisme, la confrontation avec la haine aveugle qui est à l’origine de l’attentat. Une disciple du Dalaï-lama lui enseigne la méditation, le rôle de la compassion, le bouddhisme et la met ainsi sur la voie de la guérison.
Elle part alors en Inde rencontrer le Dalaï-lama, puis au Tibet. Là, il s’agit d’organiser l’exfiltration vers le Népal d’un jeune Tibétain persécuté par la police chinoise pour avoir tenté de s’immoler par le feu – tentative dont il est ressorti amputé comme Maya. Après une très difficile traversée de l’Himalaya, l’opération réussit grâce au ralliement in extremis d’un officier de l’armée chinoise qui empêche le petit groupe de fugitifs d’être arrêtés.
Le parallèle entre les personnages de Maya et du jeune moine tibétain, celui entre le terrorisme islamique en Europe et la persécution chinoise des Tibétains sont intéressants. On peut simplement regretter que le « message » soit assené sans légèreté avec de nombreuses phrases du genre : « L’amour est comme la lumière qui absorbe l’ombre dans son essence lumineuse, il absorbe la haine dans son essence aimante. »
"Invincibles", couverture et page 67 |
* Fukushima, chronique d’un accident sans fin
Scénario Bertrand Galic, dessin Roger Vidal
128 pages
Glénat
18,50 euros
** Au cœur de Fukushima, 3 tomes
Scénario et dessin Kazuto Tatsuta
192 pages le volume
Kana
9,90 euros le volume
*** Les cerisiers fleurissent malgré tout
Scénario et dessin Keiko Ichiguchi
128 pages
Kana
15 euros
**** Ma voisine est indonésienne
Scénario et dessin Emmanuel Lemaire
128 pages
Delcourt
14,95 euros
***** Invincibles, au pays du Dalaï-lama
Scénario Sofia Stril-Rever, dessin Kan Takahama
164 pages
Massot Editions
16 euros
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