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L'ASIE DESSINÉE

BD : "l'Apocalypse now" de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 29 mai 2021

L’exceptionnel manga Peleliu de Kazuyoshi Takeda, met en scène la résistance acharnée d’un groupe de soldats japonais dans une île du Pacifique plusieurs années après la fin de la guerre. Une émouvante BD explore le drame des familles séparées par la frontière entre les deux Corées.

Patrick de Jacquelot

La folle bataille entre Américains et Japonais pour le contrôle d’une petite île du Pacifique, suivie par des années de résistance de soldats japonais refusant d’admettre la fin de la guerre : tel est le thème de l’extraordinaire manga Peleliu* qui poursuit sa parution en France. Le neuvième tome vient de sortir, trois restent encore à paraître.

La Seconde Guerre mondiale en Extrême-Orient est décidément une source d’inspiration de premier ordre pour les auteurs de mangas. Parmi les œuvres mémorables sur ce sujet chroniquées récemment par L’Asie dessinée, citons entre autres Sengo sur le Japon après la débâcle, La fillette au drapeau blanc sur la survie d’une petite fille dans la bataille d’Okinawa et Un pont entre les étoiles sur l’amitié d’un jeune garçon chinois et d’une petite fille japonaise pendant la guerre.

Extrait de "Peleliu, Guernica of Paradise", scénario et dessin Kazuyoshi Takeda, Vega Dupuis. (Copyright : Vega Dupuis)

Peleliu constitue un apport majeur à ce thème. Si le mangaka Kazuyoshi Takeda a sous-titré son œuvre Guernica of Paradise (le Guernica du paradis), c’est pour une raison simple : le nom de Peleliu ne dit rien à personne, pas même aux Japonais d’aujourd’hui. D’où ce sous-titre qui prévient le lecteur : cette histoire est celle d’une terrifiante bataille se déroulant dans un lieu paradisiaque… Peleliu est une île bien réelle, toute petite (13 km2), située loin au sud du Japon, assez près des Philippines. Un emplacement qui fut à l’origine de ses malheurs : le grand aérodrome installé sur l’île par les Japonais avant la Seconde Guerre mondiale en faisait un objectif stratégique de première importance pour les Américains. En pleine guerre du Pacifique, s’emparer de Peleliu voulait dire mettre la main sur une sorte de « porte-avions » déterminant pour la conquête des Philippines. Des moyens très importants furent donc engagés dans ce qui allait devenir l’une des batailles les plus meurtrières de la guerre : plusieurs dizaines de milliers de soldats américains y affrontèrent plus de 10 000 Japonais. Les assaillants perdirent plusieurs milliers d’hommes tandis que les défenseurs furent quasiment annihilés. Et tout cela pour un résultat finalement inutile : Peleliu ne fut en fait jamais utilisé comme prévu pour le reste de la bataille du Pacifique…

Le manga fait revivre cette épopée militaire du point de vue d’un troufion japonais, Tamaru. Nullement va-t-en-guerre, ce doux rêveur dont la seule ambition est de devenir dessinateur de mangas après la guerre, se veut patriote, bien sûr, comme tous les jeunes Japonais en cette année 1944, mais il se demande quand même ce qu’il fait là. Et ne souhaite qu’une chose : rentrer vivant au Japon.

La série débute à l’été 44, juste avant l’arrivée des forces américaines. Le moral des Japonais est d’acier : ils ne doutent pas une seconde de la victoire finale de l’empire contre l’ennemi américain. Tamaru se voit confier par son supérieur hiérarchique une fonction d'« attaché au mérite » : il lui reviendra d’écrire à la famille de chaque soldat décédé pour l’informer de la mort de celui-ci et en décrire les circonstances héroïques – quitte à les inventer de toutes pièces si la mort n’avait rien d’un exploit militaire.

Très vite, les bombardements américains commencent et l’île paradisiaque se transforme en enfer de feu. À partir de là, on suit au fil des volumes l’évolution de la situation : les Américains ont beau bénéficier d’une énorme supériorité en hommes et en matériel, ils se heurtent à une résistance acharnée des Japonais qui ont aménagé tout un réseau de grottes et de tunnels dans l’île. Le rouleau compresseur de l’armée américaine progresse malgré tout inexorablement et les Japonais se trouvent vite acculés à se terrer dans leurs repaires. Leur première préoccupation devient dès lors de trouver de l’eau et de la nourriture. Quand l’issue de la bataille ne fait plus aucun doute, le commandement japonais local procède à « l’honorable effacement » – autrement dit, au suicide collectif. Car dans l’armée japonaise, la notion de reddition n’existe pas… Mais si la bataille « officielle » se termine deux ou trois mois après l’arrivée des Américains, les petits groupes de soldats japonais dissimulés à divers endroits de l’île n’en savent rien, et continuent sinon à se battre (ils n’en ont plus les moyens), du moins à résister en se cachant. Très vite, c’est en allant se servir dans les immenses stocks de vivres et d’équipement que constitue l’armée américaine que les clandestins japonais trouvent les moyens de survivre.

Conscients, évidemment, d’avoir perdu la bataille de Peleliu, ces soldats ne veulent pas admettre que tout est perdu. Ils croient dur comme fer que le Japon finira par envoyer un corps expéditionnaire reconquérir l’île et qu’ils joueront alors un rôle décisif dans le combat de libération.

Les mois passent ainsi et notamment un certain 15 août 1945, jour de la capitulation du Japon. Un événement qui, là encore, échappe complètement aux Japonais de Peleliu qui n’ont plus aucun contact depuis longtemps avec le monde extérieur. Leur existence clandestine à quelques dizaines d’hommes réfugiés dans des grottes prend un tour surréaliste. Devenus adeptes des visites aux stocks américains, ils y trouvent des provisions en abondance et aussi des uniformes. Ce qui leur permet de se promener dans l’énorme camp ennemi (l’armée américaine emploie de nombreux Asiatiques) et d’assister à la projection de King Kong lors des séances de cinéma en plein air !

"Peleliu", couvertures et pages des tomes 1 et 2

Petit à petit, tout de même, des questions se posent. La placidité des troupes américaines cantonnées sur l’île cadre de plus en plus mal avec un état de guerre. Des vieux journaux trouvés dans les ordures du camp font état de la reddition japonaise, du retour à une vie normale au Japon… Mais l’officier en charge des survivants et la majeure partie de sa petite troupe ne veulent pas croire à la véracité de ces informations. Pour eux, il s’agit de propagande américaine destinée à démoraliser les soldats japonais, et rien d’autre. Si bien que quand Tamaru et un de ses amis décident de se rendre aux Américains pour en avoir le cœur net, ils se font arrêter par leurs camarades qui les considèrent comme traîtres. On en est là à la fin du neuvième volume. Les trois derniers nous mèneront sans doute jusqu’à la reddition des derniers Japonais, intervenue au printemps 1947, deux ans et demi après la chute de l’île.

Présenté comme fiction, avec des personnages principaux imaginaires, Peleliu ambitionne en fait de reconstituer fidèlement la réalité historique. Takeda bénéficie de la collaboration constante de Masao Hiratsuka, historien membre du Groupe de Recherches sur la Guerre du Pacifique ; une copieuse bibliographie figure à la fin de chaque tome ; des notices historiques s’intercalent entre les chapitres. Le doute n’est ainsi pas permis : la folie pure qui caractérise les événements de Peleliu, dont on pourrait reprocher l’extravagance à un scénariste à l’imagination débridée, n’est que trop réelle…

Des personnages bien campés permettent d’entrer dans l’histoire : celui, très attachant, de Tamaru, mais aussi certains de ses amis, un sous-officier au comportement trouble qui choisit de vivre seul dans la jungle plutôt qu’avec le reste de la troupe, le chef de celle-ci avec son refus obstiné de la réalité. Au fil des volumes, on suit l’évolution de l’état d’esprit des soldats, depuis l’enthousiasme des débuts jusqu’aux interrogations de plus en plus pressantes de la fin. Alors que les indices sur la fin de la guerre deviennent de plus en plus difficiles à ignorer, bon nombre d’entre eux semblent incapables d’accepter l’idée que les souffrances endurées, les conditions invraisemblables dans lesquelles ils vivent, réfugiés dans une grotte depuis deux ans, n’ont servi strictement à rien. Des éclairages glaçants sont donnés sur la mentalité militariste de l’armée japonaise, une armée où se faire capturer par l’ennemi est considéré comme un acte de haute trahison passible du peloton d’exécution.

On ne saurait trop souligner le tour de force de Takeda qui maintient une tension et un suspense haletant sur 1 800 pages, au point que l’on aspire à la parution des trois derniers volumes. L’attraction qu’exerce Peleliu tient énormément au style graphique adopté par le mangaka. Celui-ci combine des décors très léchés, un grand réalisme dans la représentation des équipements militaires, des installations et des objets, avec un dessin quasi caricatural des personnages représentés en petits bonhommes a priori sympathiques. Une technique sur laquelle l’artiste s’exprime dans une interview publiée dans l’un des volumes : ce « déséquilibre volontaire entre hyperréalisme et une certaine forme de fantaisie typique du manga » permet notamment « à la fois de renforcer les contours les plus cruels du récit, comme de les adoucir à d’autres moments ». « Opter pour un dessin doux », poursuit-il, c’est « donner de l’oxygène au lecteur » afin de ne pas « l’écraser sous le poids de la tragédie ». Cette technique fonctionne parfaitement : elle permet à Takeda de faire passer des scènes terribles – corps déchiquetés par des explosions, cadavres en décomposition – qui alternent avec de longues séquences paisibles. La technique marche tellement bien, en fait, qu’un libraire spécialisé nous confiait devoir régulièrement empêcher des enfants, attirés par la séduction du dessin, d’acheter Peleliu, une lecture qui, vu sa mise en scène explicite des horreurs de la guerre, ne leur est pas du tout destinée !

"Peleliu", couvertures et pages des tomes 4 et 8

La grande artiste sud-coréenne Keum Suk Gendry-Kim poursuit son exploration des pages douloureuses de l’histoire de son pays. On connaissait déjà d’elle les très remarquables romans graphiques Les mauvaises herbes consacré au sort tragique des « femmes de réconfort » utilisées par l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale comme esclaves sexuels et L’arbre nu qui raconte une histoire d’amour désespérée pendant la guerre de Corée. Voici aujourd’hui une nouvelle œuvre très forte, L’attente**, centrée sur le drame des familles séparées par la scission entre Corée du Nord et Corée du Sud.

Fiction bâtie sur une mosaïque de témoignages réels, le récit prend la forme de confidences faites de nos jours à sa fille par une très vieille femme qui se résout enfin à parler de son enfance et des événements de 1950, lorsque éclate la guerre de Corée. Une histoire personnelle dont sa fille ne savait rien, mis à part l’espoir fréquemment réitéré de la vieille dame de recevoir enfin des nouvelles de son fils laissé au Nord près de soixante-dix ans plus tôt.

On suit dès lors en parallèle d’une part la période contemporaine, où la mère et ses amies mènent une vie « normale » : ayant laissé tout ou partie de leur famille au Nord au début des années 1950, elles se sont mariées ou remariées au Sud. Mais toute leur vie, elles ont conservé le souvenir douloureux de ceux qu’elles ont laissés derrière, frères, sœurs, maris, enfants… Et d’autre part les récits du passé : l’enfance de la vieille femme dans une campagne pauvre du nord du pays, la terreur des années de la Seconde Guerre mondiale avec le mariage de la jeune fille pour la protéger contre les enlèvements auxquels procède l’armée japonaise, l’arrivée des « libérateurs » soviétiques qui se comportent comme les Japonais, et enfin le déclenchement de la guerre civile.

C’est alors l’exode, aussi soudain que violent. La jeune femme se trouve jetée sur les routes avec son mari et leurs deux petits enfants. Au milieu de la foule de civils fuyant les combats, elle se retrouve séparée, avec sa petite fille, de son mari et de son fils : elle ne les retrouvera jamais et n’obtiendra jamais la moindre nouvelle. On apprend aussi comment, réfugiée au Sud, elle a fini par se remarier avec un homme venu du Nord, lui aussi coupé de sa famille, avec le pacte mutuel : si c’est possible un jour, « je retournerai vivre avec mon premier mari et mon fils ».

On assiste enfin aux années de recherches infructueuses d’informations sur les disparus, de démarches auprès de la Croix Rouge et enfin aux timides opérations de retrouvailles organisées au compte-goutte par les gouvernements des deux Corées : des rencontres poignantes qui voient se retrouver soixante-huit ans plus tard des personnes qui s’étaient quittées âgées d’environ vingt ans, qui en ont maintenant quatre-vingt-dix, ne peuvent se reconnaître et ne savent pas forcément quoi se dire…

À la fois très informatif, avec de multiples données factuelles précises, et bouleversant, L’attente bénéficie du trait puissant de Keum Suk Gendry-Kim avec ses encres noires qui donnent d’impressionnantes images, en particulier pour les scènes de foules ou de cauchemars. Une œuvre forte qui braque les projecteurs sur les conséquences humaines dévastatrices d’un conflit géostratégique que l’on ne perçoit souvent que de manière abstraite.

"L'attente", couverture et page 138

Ivre du Japon*** est le récit de l’histoire d’amour que vit depuis vingt-cinq ans une Française, Karen, avec le Japon. Si la jeune femme s’y exprime à la première personne de bout en bout, c’est en fait son mari, le mangaka Jean-Paul Nishi, 100 % japonais en dépit de son prénom, qui en est l’auteur. 

En 1996, Karen décide un peu par hasard d’aller passer des vacances dans ce pays dont elle ne sait rien : immédiatement conquise, elle s’y installe rapidement pour y devenir journaliste spécialisée dans la couverture des nouvelles technologies. Il lui apparaît très vite que c’est au Japon qu’elle veut faire sa vie : de fait, elle y vit toujours aujourd’hui avec son mari et ses deux enfants.

Dans une succession de chapitres thématiques, elle évoque de multiples aspects de sa relation avec le Japon : son étude de la langue, les enquêtes qu’elle a menées pour écrire un livre sur les Japonais et un autre sur l’histoire des mangas, la rencontre avec sa belle-famille et son mariage, la naissance et l’éducation de ses enfants, et même le mouvement des « Gilets jaunes » vu depuis le Japon ! Un petit livre sympathique plein d’anecdotes sur les perceptions croisées entre les deux pays.

"Ivre du Japon", couverture et une page

* Peleliu, Guernica of Paradise, neuf tomes parus
Scénario et dessin Kazuyoshi Takeda
208 pages le volume
Vega Dupuis
3 euros les trois premiers tomes, 8 euros les autres

** L’attente
Scénario et dessin Keum Suk Gendry-Kim
248 pages
Futuropolis
26 euros

*** Ivre du Japon
Scénario et dessin Jean-Paul Nishi
176 pages
Kana
15 euros

 

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