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LIVRES D'ASIE DU SUD
Littérature : La cité de la victoire,
l’empire mythique et très actuel de Salman Rushdie
Thèmes: Culture |
Asialyst, 18 novembre 2023
À travers la chronique d’un empire imaginaire
de l’Inde ancienne, l’écrivain anglo-américain
d’origine indienne livre un plaidoyer pour le
féminisme et la tolérance en résonance profonde avec
les dérives du régime politique actuel de New Delhi.
Patrick de Jacquelot
Retour
à l’Inde, toute : pour son dernier roman, Salman
Rushdie se – et nous – plonge dans ses racines
indiennes. Cela n’était pas le cas dans ses romans
précédents. Son extraordinaire Deux ans, huit
mois et vingt-huit nuits était un roman
planétaire brassant les lieux et les époques, tandis
que le dernier en date, Quichotte
était une sorte de transposition folle de Don
Quichotte dans l’Amérique d’aujourd’hui. Des
choix correspondant au mode de vie de Rushdie qui
alterne entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Mais avec La cité de la victoire, ce géant de
la littérature actuelle nous rappelle qu’il est né en
Inde et qu’il a été baigné dans la culture de ce
pays-continent en nous immergeant dans son histoire
ancienne et sa mythologie.
Rushdie a terminé l’écriture de ce roman juste avant
la tentative d’assassinat qui l’a visé en août 2022.
Le choc de cette attaque – les coups de couteau reçus
l’ont grièvement blessé et lui ont fait perdre un œil
– ne se reflète donc pas dans La cité de la
victoire. Ce sera en fait le sujet de son
prochain livre. Titré Couteau : méditations après
une tentative de meurtre, celui-ci est annoncé
pour le printemps prochain.
L'écrivain anglo-américain d'origine indienne Salman Rushdie (Source : Le Point) |
Dans La cité de la victoire,
Rushdie reste dans son registre favori : celui du
conte. Le livre se présente comme la traduction
résumée d’une épopée ancienne écrite en Inde du sud au
XVIème siècle. L’auteur n’aime rien tant que les
récits enchâssés les uns dans les autres, sur le
modèle des Mille et une nuits : ce procédé lui
permet de prendre du recul par rapport à son histoire,
de la commenter, de la mettre en perspective… Cette
épopée baptisée le Jayaparajaya aurait été
écrite à la fin de sa vie par une femme, Pampa
Kampana. Mais une femme pas vraiment comme les autres
: Pampa aurait été dotée par une déesse de pouvoirs
surhumains qui lui auraient permis de vivre deux cent
quarante-sept ans, la période allant de la naissance
du royaume de Bisnaga (c’est-à-dire « cité de la
victoire ») jusqu’à son effondrement.
Pour imaginer Bisnaga, Rushdie s’est inspiré d’un
empire bien réel, celui de Vijayanagara, qui s’est
étendu sur le sud de l’Inde entre le XIVème et le
XVIème siècles. Mais sa cité de la victoire ressort
bien davantage, évidemment, des villes des Mille
et une nuits. C’est Pampa Kampana elle-même, en
fait, qui lui donne naissance en semant des graines
magiques données par la déesse. La très jeune femme (à
l’époque) insuffle vie et histoires personnelles aux
habitants nés des graines en chuchotant à leurs
oreilles.
Mission confiée par la déesse à Pampa : créer une ville où les femmes seraient les égales des hommes. Tous les métiers et toutes les positions hiérarchiques devraient leur être ouverts, y compris dans l’armée et le gouvernement. L’un des combats menés par Pampa au fil de l’histoire du royaume sera d’ailleurs de tenter d’imposer l’idée qu’une femme puisse accéder au trône. Autre priorité définie par la déesse et défendue par Pampa tout au long de sa très longue existence : Bisnaga doit être la cité de la tolérance religieuse où tous, hindous, musulmans, chrétiens et autres sont les bienvenus.
« Seule subsiste la cité des mots »
De tels messages féministes et progressistes ne passent
évidemment pas tout seuls. Dans sa mission, Pampa se
heurte au prêtre Vidyasagar, incarnation du
fondamentalisme hindou, qui exerce une influence
considérable, ouvertement ou en sous-main selon les
époques, et rejette expressément le « dieu des
Arabes ».
Au fil des décennies et même des siècles, Bisnaga
traverse de multiples crises : guerres de succession au
sein de la famille royale, guerres aux frontières avec
les principautés ou les sultanats voisins, alliances et
trahisons, alternance de périodes
« éclairées » et répressives… Jusqu’à la
catastrophe finale qui voit la disparition de la cité.
Surtout, la confrontation permanente dans l’histoire de Bisnaga entre les forces progressistes et leurs adversaires obscurantistes trouve des échos très directs dans l’actualité indienne. Parlant d’un roi de la cité ayant basculé du côté du fondamentalisme hindou, un de ses proches en dit : « Il ne comprend rien. Nous [les hindouistes, NDLR] sommes les bons, eux [les musulmans] sont les méchants, c’est là à peu près toute sa religion. Mais sous cette idée, je crois bien qu’il a peur d’eux. » Ce qui amène son épouse interloquée à répondre : « Mais eux, nous les avons déjà ici un peu partout à Bisnaga. Nous avons leurs lieux de culte dans plusieurs quartiers et ils vivent parmi nous, ce sont nos amis et nos voisins, nos enfants jouent ensemble et nous disons que notre statut de sujets de Bisnaga passe avant notre appartenance religieuse, n’est-ce pas ? » Autant de réflexions qui s’appliquent à la montée des tensions avec la minorité musulmane orchestrée depuis l’arrivée au pouvoir du BJP, le parti nationaliste hindou, et du Premier ministre Narendra Modi en 2014. De même, l’arrivée au pouvoir à Bisnaga d’un souverain fondamentaliste se traduit par une volonté de réécrire l’histoire du royaume, processus actuellement en cours en Inde.
Au-delà du jeu des références et du plaidoyer pour le féminisme et la liberté, La cité de la victoire procure avant tout, comme toujours chez Rushdie, un grand plaisir de lecture. Cette vasque fresque historique mélange avec bonheur le réalisme et le merveilleux. Elle fourmille de personnages captivants, souverains, enfants royaux, prêtres et bien d’autres. Quant à Pampa Kampana, c’est une héroïne fascinante, mi-sorcière du fait des pouvoirs surnaturels conférés par la déesse, mi-femme ordinaire confrontée à de terribles épreuves personnelles, familiales et autres.
Aveugle à la fin de sa vie comme Homère, elle dicte son épopée car elle sait que rien ne restera de Bisnaga en dehors de son récit. En définitive, écrit-elle, « seule subsiste la cité des mots. Les mots sont les seuls vainqueurs. » Une ultime profession de foi que Salman Rushdie fait sienne sans aucun doute.
A LIRE
La cité de la victoireSalman Rushdie
Traduit de l’anglais par Gérard Meudal
336 pages
Actes Sud
23 euros
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