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L'ASIE DESSINÉE

BD : tragédies indochinoises


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 3 octobre 2025

De nouveaux romans graphiques évoquent la guerre du Vietnam vécue par un journaliste français et le martyr du Cambodge vu depuis un exil en Allemagne de l’Est. Une BD de reportage nous plonge dans l’univers terrifiant des mafias chinoises, les triades.

Patrick de Jacquelot

En mai 2019, le dessinateur chinois Chongrui Nie nous éblouissait avec Au loin une montagne, récit autobiographique où il décrivait entre autres sa traversée de la Révolution culturelle. Il aura fallu attendre six ans pour voir paraître son œuvre suivante, « Sale » guerre en Indochine*. Nie ne puise pas, cette fois, dans ses souvenirs personnels: il met au contraire son art au service de son épouse Natalie. Cette dernière a passé des années à reconstituer la vie et la carrière de son père, François du Sorbier, qui fut journaliste professionnel. D’où le sous-titre du volume: Souvenirs d’un journaliste de l’AFP.

C’est sur la guerre d’Indochine que sont centrés ces souvenirs. Des souvenirs que Sorbier n’a pas laissés écrits noir sur blanc dans d’épais cahiers, bien au contraire. Sa fille a dû fouiller dans des cartons de photos oubliés et écumer moult archives pour les reconstituer, accumulant les découvertes au fil de son enquête. Et si la « sale guerre » dont il est question domine le volume, c’est pour une raison frappante: dans les derniers moments de sa vie, « des visions tragiques de combats (pendant la guerre d’Indochine) venaient le hanter, raconte-t-elle, j’étais bouleversée. Il n’en avait jamais parlé ».

Tout au long des plus de 120 pages de cet
Image extraite de "Sale" guerre en Indochine, Mosquito (crédit: Mosquito)
album grand format, on assiste donc à la fois à l’enquête de Natalie et aux faits et geste de son père et de sa mère tels qu’elle a pu les reconstituer, le tout entrecoupé de rappels historiques et de mises en contexte. Au fil des pages, on suit l’arrivée à Saigon en 1949 de son père en tant que journaliste pour l’Agence France-Presse et au même moment de Charlotte, sa future mère, infirmière. Sorbier découvre la communauté des envoyés spéciaux chargés de couvrir la guerre contre le Vietminh. Il s’initie à l’art dangereux de l’intégration au sein des patrouilles de l’armée dans les zones infestées de rebelles.

Après quelques mois d’expéditions dans des conditions difficiles et insalubres, gravement malade, le journaliste est hospitalisé à Saigon: il y est soigné par l’infirmière Charlotte qu’il épousera un peu plus tard et avec qui il réussira à faire un petit voyage de noces assez surréaliste jusqu’aux temples d’Angkor au Cambodge.

Au fil des mois, les combats se succèdent, avec plus de défaites que de succès pour l’armée française. Les discussions de Sorbier avec ses confrères montrent leur scepticisme quant à la stratégie des autorités et aux perspectives de vaincre le Vietminh. Sorbier s’indigne de voir le trafic d’opium être utilisé pour financer les alliés des Français, Charlotte est révoltée par le sort réservé aux prostituées chargées d’entretenir le moral des troupes…

Dans un climat de plus en plus lourd, le couple, qui a eu une première petite fille, tente de mener une vie aussi normale que possible. Mais l’horreur ne cesse de se rapprocher. Lors d’un petit séjour dans une station balnéaire, la jeune femme et sa fille échappent à vingt-quatre heures près à un massacre perpétré contre les Français en villégiature. Avec en plus des scandales financiers qui secouent l’administration coloniale, les parents de Natalie « perdent alors toutes leurs illusions ». De nombreuses pages sont consacrées au désastre de Dien Bien Phu en 1954 qui marque le début de la fin pour la présence française au Vietnam. Si bien que l’année suivante, les parents de Natalie et leurs désormais deux filles n’ont plus d’autre solution que de rentrer en France.

Les difficultés du métier de journaliste correspondant de guerre, les interrogations constantes sur le bien-fondé de ce conflit et, au milieu du chaos ambiant, les efforts d’un jeune couple pour mener une vie de famille normale, tout cela est bien rendu dans un volume constitué de multiples anecdotes plutôt que d’un récit au long cours. Et l’on retrouve bien sûr avec plaisir les superbes dessins de Chongrui Nie, avec son étonnante technique en petites hachures et son extrême précision, qu’il s’agisse des décors, des armes ou des scènes de guerre.



Dans le registre des tragédies qui se sont abattues sur l’Indochine au siècle dernier, la domination des Khmers rouges sur le Cambodge bat sans doute tous les records: rarement a-t-on vu dans l’Histoire un régime massacrer environ un quart de sa propre population en moins de quatre années… Ce drame est évoqué de manière un peu indirecte dans un beau roman graphique qui vient de sortir: Le piano de Leipzig**. Inspiré par la véritable histoire d’une tante de l’auteur, le scénariste et dessinateur Tian, il nous fait suivre Dani, une très jeune Cambodgienne qui, passionnée de musique classique occidentale, part en Allemagne de l’Est pour y étudier le piano. Nous sommes en 1965, bien avant la chute du Rideau de fer, et le Cambodge a alors des liens étroits avec la RDA.

L’album retrace les difficultés d’adaptation de Dani: la langue, le climat, la nourriture, le manque d’argent… Ses études musicales se révèlent fort dures aussi, sous la férule de Ruth, une professeure terriblement exigeante - mais très bien disposée, heureusement, envers la jeune Cambodgienne à qui elle fournira un soutien sans faille. Outre l’éloignement de sa famille, Dani souffre également du fait que son fiancé, musicien lui aussi, est parti étudier aux États-Unis: comme le lui fait remarquer une amie, vous vivez « toi dans un monde communiste et lui dans un monde capitaliste », ce qui sera source de difficultés et d’incompréhensions croissantes.

A la fin des années 60, avec ses quelques amis cambodgiens de Leipzig, la jeune fille s’interroge sur les événements lointains qui affectent leur pays natal: la guerre du Vietnam qui menace de s’étendre, l’apparition d’un nouveau mouvement politique dont on ne sait pas grand chose, celui des Khmers rouges… Quand Dani se retrouve enceinte après avoir rejoint son fiancé lors d’un court séjour au Cambodge, la situation devient de plus en plus tendue. Lui voudrait qu’elle et leur bébé le rejoignent aux États-Unis, elle n’a envie ni de quitter la RDA où elle fait sa vie, ni d’aller dans un pays qui bombarde le Cambodge. En 1975, la petite communauté cambodgienne de Leipzig apprend la victoire des Khmers rouges. Certains décident alors de rentrer pour « reconstruire le pays ». Dani envisagerait bien de faire de même en même temps que son fiancé pour pouvoir enfin fonder une vraie famille mais ce dernier lui parle des massacres commis par les Khmers rouges. Elle refuse de le croire car « nous n’avons eu aucune nouvelle de ce genre en RDA ». En définitive, Dani ne quittera jamais l’Allemagne de l’Est devenue l’Allemagne tout court - et finira par apprendre que ses amis qui étaient retournés au Cambodge pour aider les Khmers rouges à reconstruire le pays y ont été massacrés.

Entrecoupé de pages pédagogiques décrivant les systèmes politiques du Cambodge et de la RDA, ce beau récit évoque avec beaucoup de sensibilité les problèmes de l’exil, le déracinement culturel, l’importance de l’environnement amical dans le pays d’accueil, la difficulté à maintenir les relations avec la famille restée au loin. L’impossibilité pour les Cambodgiens de Leipzig, enfermés dans la propagande est-allemande, de comprendre ce qu’il se passe réellement dans leur pays sous la coupe des Khmers rouges est à cet égard particulièrement frappante.



Si Le piano de Leipzig est avant tout une histoire d’exil (et d’amour de la musique) où le drame cambodgien n’apparaît qu’en toile de fond, la parution de ce livre fournit une occasion en or de se reporter aux trois volumes consacrés à celui-ci voici une douzaine d’années par le même auteur. Dans L’année du lièvre***, Tian retrace les années d’horreur vécues par sa famille pendant le régime du Kampuchéa démocratique. Au soulagement initial de voir la guerre civile s’arrêter succède très vite le désarroi face à la prise du pouvoir par ces Khmers rouges dont les habitants de Phnom Penh ne savent pas grand chose. A la recherche d’un endroit moins exposé que la capitale, la famille se lance dans une traversée du pays, avant de se retrouver embrigadée comme le reste de la population dans l’effroyable mécanique génocidaire. Pour les nouveaux maîtres du pays, tout est bon pour débusquer l’ennemi de classe. Répondre à un appel du chef du village pour traduire un texte écrit en français équivaut à se suicider: toute personne éduquée doit être éliminée.

Le miracle de cette remarquable série de trois albums est de parvenir à éviter d’être complètement noire et déprimante. D’une part parce que l’humanité reste toujours présente au milieu des pires horreurs: les liens familiaux permettent de tenir bon, un geste de clémence d’un cadre khmer rouge sauve la famille… Et quand un autre cadre s’adresse en cachette à un médecin de la famille en le suppliant de sauver son enfant malade grâce à sa science occidentale officiellement bannie, il saura par la suite manifester sa reconnaissance. D’autre part, L’année du lièvre est portée par un dessin qui captive par sa précision et ses harmonies de couleurs dominées par un vert pâle sur lequel tranchent le noir des tenues des soldats et le rouge de leurs foulards. L’une des meilleures bandes dessinées sur le drame du Cambodge, avec les livres de l’artiste franco-cambodgien Séra et celui consacré à Vann Nath, le peintre des Khmers rouges.



Une plongée impressionnante - et plutôt terrifiante - dans l’univers des grandes organisations criminelles chinoises: c’est ce que nous propose Triades - Quand la mafia chinoise parle****, adaptation en bande dessinée d’une série documentaire réalisée l’année dernière pour ARTE par le journaliste Antoine Vitkine qui signe ici le scénario. Grande caractéristique de cet ouvrage: il donne la parole aux membres des triades qui, au fil de longues interviews, racontent leur histoire. Avec une candeur et une franchise au moins apparente qui laissent pantois: revendiquer haut et fort des trafics en tout genre, des meurtres et des massacres ne pose aucun problème à ces individus qui ont souvent passé de nombreuses années en prison et sont plutôt fiers que l’on s’intéresse à eux…

Au-delà des parcours individuels d’hommes (aucune femme ne figure dans cette galerie de portraits…) issus généralement de milieux modestes qui ont été heureux de trouver dans les organisations criminelles protection, fierté et travail rémunérateur, c’est en toile de fond un panorama effrayant de l’emprise des triades sur le monde chinois qui se dessine. Taïwan, Hong Kong, Macao, les gangs sont chez eux dans ces territoires, et même la Chine continentale ne leur est plus interdite. L’implantation des triades dans toutes les activités illégales (drogue, prostitution, jeux, recouvrement de créances, trafics multiples…) et de plus en plus d’activités légales (cinéma, immobilier, transports, commerce…) s’appuie sur une collusion omniprésente avec les autorités politiques. Au fil des confessions recueillies, on voit comment le Kuomintang de Tchang Kaï-chek s’est appuyé sur elles pour prendre le contrôle de Taïwan après avoir fui la prise de pouvoir communiste sur le continent et comment le régime communiste à son tour, quelques décennies plus tard, les a utilisées pour mettre au pas la population de Hong Kong.

Les triades rivalisent de sens poétique dans le choix de leurs noms: Alliance céleste, Société du soleil, Association de la pleine conscience, Société de la volonté divine… Ce qui ne les empêche pas de pratiquer une violence sans limite. Envers leurs victimes bien sûr, mais aussi entre elles lors de terribles guerres des gangs. « En 1998, je décide de prendre tous les casinos de la ville, je massacre tout », se vante le parrain de Macao.

Le plus effrayant pour le lecteur occidental: les membres des triades interrogés sont formels, leur business s’internationalise à grande vitesse. Blanchiment d’argent, cybercriminalité, diffusion massive de fentanyl aux États-Unis en s’appuyant sur le Canada comme point de départ, les triades s’implantent un peu partout, jusqu’en Europe et en France, en s’alliant le cas échéant avec les mafias locales. Et là encore, leurs activités recoupent la grande politique: l’un d’entre eux se vante d’inscrire ses implantations internationales « dans le cadre des nouvelles routes de la soie » de Xi Jinping, un autre de « soutenir Pékin contre les États-Unis… » Servi par un dessin puissant et expressif, le volume se lit comme un polar qui aurait la désagréable particularité de ne pas être de la fiction.


* « Sale » guerre en Indochine, Souvenirs d’un journaliste de l’AFP
Scénario Natalie Nie, dessin Chongrui Nie
126 pages
Mosquito
25 euros

** Le piano de Leipzig
Scénario et dessin Tian
176 pages
Gallimard Bande Dessinée
24,90 euros

*** L’année du lièvre, tome 1 Au revoir Phnom Penh, tome 2 Ne vous inquiétez pas, tome 3 Un nouveau départ
Gallimard Bande Dessinée
128 pages et 17,90 euros le volume

**** Triades - Quand la mafia chinoise parle
Scénario Antoine Vitkine, dessin Christophe Girard
136 pages
Steinkis
22 euros


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