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L'ASIE DESSINÉE
BD : Des Assassins, le bijou graphique qui décoiffe la littérature héroïque chinoise
Thèmes: L'Asie en BD |
Asialyst, 30 janvier 2021
Une œuvre hors normes d’un dessinateur taïwanais nous fait découvrir le monde des récits héroïques chinois. Le Shanghai d’aujourd’hui et le Japon de la fin de la Seconde Guerre mondiale sont aussi au programme de cette chronique.
Patrick de Jacquelot
Attention, choc culturel garanti : Des assassins* casse les codes auxquels nous sommes habitués, y compris pour une bande dessinée émanant du monde chinois. Cela tombe bien : le livre est publié dans le cadre d’une nouvelle collection « Des cases, des langues, des mondes » lancée par l’éditeur indépendant nantais Patayo Éditions dans le but de faire découvrir aux lecteurs français les nombreuses écoles de BD de la planète avec lesquelles il n’est pas familier.
Des assassins constitue l’adaptation en bande dessinée par le Taïwanais Chen Uen d’un classique de l’histoire chinoise écrit un siècle avant notre ère par Sima Qian. Un récit où se mélangent faits historiques et mythes, un peu à la manière de notre Chanson de Roland. Il s’agit de chroniques retraçant la vie de cinq « assassins » considérés comme des héros. Parce qu’ils sont allés au bout de ce qu’ils considéraient comme leur devoir, parce qu’ils ont poussé jusqu’au sacrifice ultime la loyauté à leur commanditaire, ces tueurs – qui parfois ont échoué dans leur entreprise – doivent être vénérés.
Extrait de la bande dessinée "Des assassins", scénario et dessin Chen Uen, Patayo Éditions (Copyright : Patayo) |
En suivant de très près le texte d’origine, Chen Uen livre cinq récits successifs assez déroutants : on ne trouve pas là l’un de ces « scénarios » dont on a l’habitude dans les histoires de chevalerie ou de guerriers antiques. Mais le volume suscite l’adhésion pour deux raisons.
D’abord et surtout parce que le graphisme du dessinateur taïwanais est époustouflant. Le dynamisme de son dessin, notamment dans les nombreuses scènes d’action, donne des compositions qui explosent au sein des pages. L’impact est encore accentué par une utilisation subtile des couleurs. Chen Uen a eu recours pour cet ouvrage aux techniques traditionnelles de la peinture chinoise : pinceau et encres de couleur. Avec un résultat très séduisant : il suffit pour s’en convaincre de comparer les cinq histoires des Assassins avec les deux autres courtes BD ajoutées pour compléter le volume, dont les couleurs criardes détonent par rapport aux précédentes.
Le deuxième élément qui assure le succès de ce volume très original tient au soin avec lequel il a été réalisé. Comme on ne pouvait attendre des lecteurs français qu’ils se sentent immédiatement à l’aise avec des bandes dessinées adaptant des textes chinois vieux de deux mille ans, l’éditeur a assorti le livre d’un important appareil critique. Les textes d’origine de Sima Qian sont reproduits, une universitaire resitue ces récits dans leur contexte historique et dans la tradition plus générale de la « littérature héroïque chinoise ». Enfin, un article présente la scène taïwanaise de la bande dessinée et le parcours de Chen Uen. Un artiste récemment disparu qui a présenté la singularité de travailler successivement à Taïwan, puis à Tokyo, puis à Hong Kong, puis à Pékin avant de revenir dans son île natale.
Relativement exigeante, la lecture de Des assassins ravira tous ceux qui ont envie de découvrir de nouvelles formes de bande dessinée. Tel est précisément le but de la nouvelle collection qu’inaugure ce volume. L’objectif de celle-ci est de « montrer qu’il y a différentes façons de faire des bandes dessinées dans le monde, souvent surprenantes », explique à Asialyst Laurent Mélikian, spécialiste reconnu des bandes dessinées du monde, auteur de l’article sur Chen Uen et directeur de la collection. La France est un pays où sortent énormément de BD d’origines variées (mangas, comics, etc.), si bien que « les gens ont l’impression qu’on publie tout, poursuit-il, mais ce n’est pas le cas, il y a plein de choses qu’on ne connaît pas ». Sa collection « Des cases, des langues, des mondes » publiera ainsi des œuvres surprenantes issues du monde entier. Pour le plus grand plaisir des lecteurs de L’Asie dessinée, ce continent fournira une part appréciable de la production. Le deuxième volume sera encore plus étonnant que le premier sur la forme : il s’agit d’un rouleau chinois racontant une histoire sur une image en continu. L’œuvre sera publiée sous la forme d’un « leporello », c’est-à-dire un livre accordéon de 20 mètres de long… Parution en fin d’année.
"Des assassins", couverture et trois pages |
Shanghai chagrin** est le produit de la conjonction de deux expériences fortes : une grande douleur et un profond dépaysement. L’auteur, Léopold Prudon, a choisi d’aller passer un an dans la métropole chinoise pour surmonter le choc causé par la disparition de son père. Ce double déracinement, il le fait revivre à travers ce roman graphique qui se présente visuellement comme une longue errance à travers Shanghai. Page après page, des centaines d’images évoquent les multiples facettes de la ville : buildings ultramodernes, échangeurs autoroutiers, quartiers populaires, friches urbaines, ruines en pleine ville, temples, jardins publics… De multiples détails retiennent l’attention du dessinateur : vitrines de magasins, linge qui sèche dans la rue, enseignes lumineuses… Il capte également des bribes de vie, joueurs de cartes, promeneurs, jeux d’enfants, passants perdus dans leurs pensées.
En parallèle, des textes épars évoquent l’état d’esprit de Prudon : fragments de dialogues avec son père décédé, pensées fugitives, extraits de poèmes… On accroche plus ou moins à l’évocation de cette épreuve personnelle, à la fois intime et lointaine. Mais la puissance d’évocation du trait du dessinateur fait de ce Shanghai chagrin une captivante promenade dans la ville qui symbolise peut-être le mieux la Chine du XXIème siècle.
"Shanghai chagrin", couverture et page 32 |
Le remarquable manga Sengo*** poursuit sa parution, suivie de près par L’Asie dessinée (lire les critiques des tomes 1 et 2, du tome 3 et du tome 4). Pour ceux qui auraient manqué le début, rappelons que l’histoire se passe dans le Japon de l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, un pays ravagé par la défaite, ruiné sur le plan matériel et peut-être plus encore moral. Dans un Tokyo à moitié détruit, où les GI’s américains tiennent le haut du pavé, soldats démobilisés, enfants abandonnés et jeunes filles sans ressources se démènent pour trouver les moyens – et parfois les raisons – de vivre.
Les deux « héros », l’officier Tokutaro et son inséparable ami le troufion Kadomatsu, tentent d’oublier leur mal de vivre en s’associant à une troupe de danseuses, ce qui leur apporte quelques avantages en nature. La fréquentation de ces jeunes filles, dont la vitalité a manifestement mieux résisté à la défaite que celle des hommes, ne peut que leur être bénéfique. Ceux-là sont ceux qui ne s’en tirent pas trop mal. Le père de Tokutaro, qui vit dans la nostalgie du passé de samouraïs de ses ancêtres, ne supporte pas la déchéance de son pays. Touchant le fond, il est devenu cireur de chaussures dans la rue, nouant un partenariat émouvant avec un enfant abandonné. « Je me demande où est passée cette nation qui, il y a peu de temps encore, a eu la force de s’unir pour combattre l’ennemi ! », lance-t-il à son jeune compagnon, tout en planifiant sa violente sortie de scène.
La perte de repères de la population se manifeste sans cesse. Outrés par les exactions des soldats américains qui se comportent très exactement en pays conquis, les Japonais oscillent entre la haine et l’envie. Une jeune danseuse peut enchaîner dans la foulée ses rêves d’avenir : « danser pour rendre ses rêves et son espoir au Japon » et « emmener la troupe se produire en Amérique ».
Bien réelle, cette dimension tragique du récit ne doit pas faire oublier deux autres caractéristiques : un humour constant lié à l’extravagance et à la truculence des personnages et des situations, et un superbe dessin qui évolue curieusement à mi-chemin entre le manga et la BD française du style de Tardi. Une série exceptionnelle, donc, et qui n’est pas terminée : encore deux volumes à paraître, on s’en réjouit !
"Sengo", tome 5, couverture et une page |
* Des assassins
Scénario et dessin Chen Uen
168 pages
Patayo Éditions
30 euros
** Shanghai chagrin
Scénario et dessin Léopold Prudon
144 pages
L’Association
17 euros
*** Sengo, tome 5, Comédies
Scénario et dessin Sansuke Yamada
184 pages
Casterman
9,45 euros
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