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L'ASIE DESSINÉE

BD : L'Alcazar, portrait de l’Inde invisible


Asialyst, 14 novembre 2020

Le dessinateur Simon Lamouret livre avec L’Alcazar la chronique minutieuse de la construction d’un immeuble à Bangalore. Une plongée dans le monde inconnu des ouvriers qui y travaillent, doublée d’une fascinante représentation des paysages urbains de l’Inde d’aujourd’hui. Il explique sa démarche pour Asialyst.

Patrick de Jacquelot

Ce sont un peu les « invisibles » des grandes cités indiennes. Partout dans les quartiers huppés de Delhi, Bombay et autres Calcutta prolifèrent les chantiers de construction. Mais s’il est impossible pour les habitants de ces zones privilégiées de ne pas les voir, rien n’est plus facile que d’ignorer le petit monde qui s’y agite : tous ces ouvriers, simples manœuvres ou techniciens plus ou moins qualifiés qui, pendant quelques mois, s’activent à longueur de journée et parfois de nuit, souvent sept jours sur sept, pour faire sortir de terre un nouvel immeuble de standing. Comment les classes moyennes supérieures qui vivent dans le quartier et sont appelées à occuper le nouveau bâtiment pourraient-elles s’intéresser à ces gens-là ? Ce sont après tout des mercenaires de passage venus de tout le pays, sans aucune éducation, sans même bien souvent de langue commune avec leurs voisins aisés. De la main-d’œuvre anonyme et interchangeable, dépourvue du moindre intérêt…

Extrait du roman graphique "L'Alcazar", scénario et dessin Simon Lamouret, Sarbacane (Copyright : Sarbacane)

C’est tout le mérite du très étonnant roman graphique de Simon Lamouret que de nous faire découvrir de l’intérieur un monde qui peut sembler si éloigné du nôtre. Car L’Alcazar* est le fruit d’une impressionnante enquête de terrain, menée en quasi-immersion pendant huit mois dans l’un de ces chantiers, à Bangalore. Simon Lamouret connaît à fond cette capitale des hautes technologies en Inde, située dans l’État du Karnataka. Il y a vécu près de quatre ans, en tant que professeur de dessin dans une école de design. De ce séjour de longue durée, il a d’ailleurs rapporté un splendide album intitulé Bangalore, tout simplement (lire notre chronique). Après cette vision panoramique de la mégapole, le jeune auteur français, âgé de 33 ans, nous livre aujourd’hui un zoom vertigineux sur une portion microscopique de ce territoire : les quelques centaines de mètres carrés d’un terrain à bâtir en plein quartier résidentiel.

Sa démarche est pour le moins étonnante. « Je venais de terminer Bangalore, le thème du chantier m’intéressait, et j’en ai repéré un à son tout début au coin de ma rue », raconte-t-il à Asialyst. Ayant obtenu l’autorisation du responsable du chantier de venir y dessiner à sa guise, Simon Lamouret y prend ses habitudes. « Avec une amie indienne qui servait d’interprète, nous sommes venus quasiment tous les jours pendant huit mois, deux ou trois fois par jour, explique-t-il. Pendant les heures de travail, je restais un petit moment à faire des croquis. Et le soir après le boulot [les simples manœuvres vivent sur le chantier, dans une cahute en brique ou dans des tentes plantées à l’intérieur du bâtiment en construction, NDLR], nous restions parfois deux ou trois heures à papoter. » Il a fallu en fait énormément de temps pour nouer une relation de confiance entre ces ouvriers venus du fin fond des campagnes indiennes et cet Occidental qui devait leur paraître quelque peu extraterrestre… « Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais on a fini par arriver à les faire parler de questions personnelles, de leurs projets d’avenir », confie le dessinateur.

Après sept à huit mois d’enquête de terrain, il a fallu une période « très longue, très laborieuse » pour digérer cette masse d’informations et en tirer un récit exploitable sous forme de roman graphique. Pour que le livre ne soit pas une simple énumérations de faits et d’anecdotes, Simon Lamouret a « dû chercher davantage la vraisemblance que la vérité » et « injecter une part de fiction, construire une 'intrigue' en ré-agençant la chronologie par exemple. » Il a « pris des libertés avec les personnes [réelles] pour qu’elles deviennent des personnages [de semi-fiction]. »

C’est donc en suivant une poignée de personnages attachants – parmi eux, deux ouvriers musulmans et la femme de l’un d’eux – que l’on pénètre dans le petit univers du chantier. La révélation la plus frappante est que ce tout petit immeuble en construction est une véritable tour de Babel. Les corps de métier appartiennent à autant de communautés différentes : musulmans, tamouls, râjasthânis, biharis, bengalis… Car les travailleurs de la construction sont des immigrés de l’intérieur venus le plus souvent d’États lointains du pays pour profiter du dynamisme économique de Bangalore. En conséquence, « on parlait sur le chantier une dizaine de langues simultanément », estime le dessinateur : le kannada (la langue de l’État de Bangalore), l’hindi (la grande langue des États du Nord), le tamoul (langue du Tamil Nadu), les langues locales des différents groupes présents à un moment donné. Globalement, les relations entre communautés étaient cordiales mais les mélanges étaient exclus : pas question pour un groupe hindouiste d’emprunter une casserole à des musulmans qui mangent de la viande !

"L'Alcazar", couverture et trois pages


De multiples anecdotes et conversations nous font comprendre les mécanismes économiques du chantier : magouilles omniprésentes, du manœuvre qui fait engager son beau-frère en vantant sa grande expérience – imaginaire – dans la construction jusqu’au contremaître qui gère plein de chantiers en parallèle et touche un pourcentage sur les salaires de tous les ouvriers, en passant par le promoteur qui verse des pots-de-vin à la police. Un ouvrier explique comment sur son salaire de 10.000 roupies par mois il va en économiser 8.000 car, logé sur place, il n’a quasiment pas de dépenses – et comment ces 8.000 lui permettront petit à petit de rembourser l’énorme emprunt contracté pour payer les frais de son mariage. On découvre aussi les rêves de retour à la terre (« dans deux ou trois ans, je rentre au village, je cultive la terre. Je travaillerai dur, du moment que je n’ai pas de patron ») même si la vie n’y est pas rose non plus : à la jeune femme qui lance : « Maman nous aidera [à rembourser la dette] si les récoltes sont bonnes », son mari répond : « les récoltes sont jamais bonnes. »

Le chantier lui-même recèle des surprises : on voit les ouvriers organiser un minisabotage de leur travail pour mettre au pas le contremaître, responsable, afin d’obtenir des horaires de travail plus raisonnables. Quelques anecdotes montrent à quel point les ouvriers restent totalement étrangers à l’univers mental des futurs habitants de l’immeuble. Pour des raisons de standing, le marbre utilisé doit venir d’Italie alors qu’il est trois fois plus cher et moins beau que celui du Rajasthan. À un ouvrier qui demande pourquoi on construit une petite pièce noire dans une chambre, le responsable technique explique : « c’est un dressing-room, ça sert à s’habiller » – puis ajoute : « les gens sont fous ! »

La seule rencontre entre ces deux mondes sera fugace : lors du cocktail d’inauguration du bâtiment, où ouvriers et acheteurs partagent le même buffet, sans pour autant se parler, bien sûr.

Cette plongée dans la vie de ces « invisibles » s’appuie sur une magistrale mise en images. Le dessin extrêmement précis de Lamouret, déjà remarqué dans Bangalore, restitue toutes les étapes de l’évolution du chantier : c’est après tout l’aspect graphique fascinant des chantiers de construction indiens qui avait attiré le dessinateur au tout début. Motifs de briques, piliers de béton, grandes palissades en tôle bleue et surtout ahurissantes forêts d’étais en bois soutenant les coffrages en béton… Tout cela s’étend sur plus de deux cents pages qui livrent également de nombreuses échappées sur les scènes de rue de Bangalore. Le tout dans une bichromie bleue et orange qui éclate notamment dans une série d’images sur double page retraçant l’évolution du chantier depuis le terrain vague initial jusqu’au rutilant – et clinquant – Alcazar final.

À la fois enquête sociale approfondie et représentation de l’Inde urbaine, L’Alcazar complète ce que Simon Lamouret appelle son « diptyque » indien. L’auteur français nourrit l’espoir que son livre sera publié un jour en Inde, en anglais probablement. Avec une ambition ultime : « pour moi, le projet sera vraiment terminé quand les personnages pourront se lire eux-mêmes. » Ce qui supposerait une version en kannada ou en hindi…

 

ET AUSSI…

Le formidable manga Sengo en est désormais à son tome 4** (lire notre critique des tomes 1 et 2 et celle du tome 3). La galerie de personnages extravagants de la série, qui se passe dans le Tokyo de la défaite à la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’enrichit du père de Tokutaro, l’officier démobilisé. Un père obsédé par les traditions guerrières de sa famille, qu’il a tenté d’imposer à ses enfants avec des effets dévastateurs. Une série toujours aussi captivante, qui oscille constamment entre le tragique et l’humour noir.

"Sengo", tome 4, couverture et une page

Après la parution des deux premiers volumes à l’automne dernier, L’Histoire de la Chine en BD s’achève aujourd’hui avec la publication des tomes 3 et 4*** qui couvrent respectivement les périodes de 907 à 1368 et de 1368 à 1912. Le dernier volume permet notamment de se familiariser avec les grands événements du XIXème siècle qui contribuèrent à façonner la Chine d’aujourd’hui : implantation des puissances occidentales, guerres de l’opium, révolte des boxers… Malheureusement, un cinquième tome traitant du XXème siècle n’est pas prévu.

"Histoire de la Chine en BD", couvertures des tomes 3 et 4

* L’Alcazar
Scénario et dessin Simon Lamouret
208 pages
Sarbacane
25 euros

** Sengo, tome 4, Souvenirs
Scénario et dessin Sansuke Yamada
184 pages
Casterman
9,45 euros

*** Histoire de la Chine en BD
Tome 3 : Les Barbares et la naissance de l’identité chinoise
Tome 4 : L’avènement de la Chine moderne
Scénario et dessin Jing Liu
Tome 3 152 pages, tome 4 184 pages
Éditions Sully
14 euros le volume

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