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L'ASIE DESSINÉE

BD : quand un dictateur fou nord-coréen aime un peu trop le cinéma


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 16 mars 2024

Un ahurissant roman graphique raconte l’enlèvement de deux stars sud-coréennes par Kim Jong-il dans le but de doter la Corée du nord d’un cinéma de premier plan. Et un autre ouvrage rapporte un témoignage poignant sur une famille fracassée par la Révolution chinoise.

Patrick de Jacquelot

C’est une histoire tellement folle que le scénariste le plus créatif aurait eu du mal à l’inventer. Et pourtant elle est vraie : Le dictateur et le dragon de mousse* raconte l’enlèvement de deux stars du cinéma sud-coréen par la Corée du nord dans le but de les obliger à réaliser des films à la gloire du régime dictatorial. Un haut fait surréaliste retracé dans un captivant roman graphique.

Le récit commence à Hong Kong en 1978. Le très célèbre réalisateur sud-coréen Shin Sang-ok cherche à trouver la trace de son ex-épouse Choi Eun-hee, une actrice vedette qui a disparu sans laisser de traces quelques mois plus tôt. Le couple a beau avoir divorcé, Shin reste très attaché à la jeune femme et voudrait d’autant plus la retrouver que la police le soupçonne, lui, de l’avoir fait disparaître. Bien loin de retrouver Choi, c’est en fait au tour de Shin de se volatiliser : des agents nord-coréens procèdent à son enlèvement.

Le voilà séquestré dans une villa quelque part en Corée du nord. Drogué, soumis à d’interminables séances d’autocritique et d’endoctrinement, le cinéaste finit par faire une tentative d’évasion. Rattrapé, le voilà emprisonné dans des conditions extrêmement dures avec simulacre d’exécution et autres joyeusetés. Jusqu’à ce que tout change en 1983, cinq ans après son enlèvement : Shin est reçu en grande pompe par Kim Jong-il, l’un des plus hauts dirigeants de la Corée du Nord aux côtés de son père Kim Il-sung (à qui il succèdera en 1997). Shin retrouve son ex-épouse qui avait bien entendu été enlevée elle aussi. Et le couple apprend enfin de la bouche de Kim Jong-il les raisons de ce double kidnapping : le futur dictateur, cinéphile passionné, veut doter son pays d’un cinéma digne de ce nom. Kim Jong-il, qui affecte de les traiter en amis proches, leur donne pleins pouvoirs pour rebâtir complètement l’industrie cinématographique du pays, ou ce qui en tient lieu. Les deux Sud-Coréens se retrouvent avec un statut de « prisonniers invraisemblables » à qui « tout le monde devait obéir » ! Le couple enchaîne alors les productions, en s’appuyant souvent sur des scénarios élaborés par Kim Jong-il lui-même, qui se pique de talents d’auteur. Le tout avec un immense succès tant en Corée du Nord que dans les « pays amis » du monde communiste.

"Le dictateur et le dragon de mousse", scénario Fabien Tillon, dessin Fréwé, La Boîte à Bulles
(Crédit : La Boîte à Bulles)
Les ambitions cinématographiques de Kim Jong-il culminent en 1985 avec Pulgasari, film réalisé sur le modèle des films japonais de monstres du type Godzilla avec en vedette un dragon en latex (le « dragon de mousse » du titre). De cette réalisation, l’apprenti dictateur est tellement fier qu’il laisse un peu plus de liberté à son couple vedette. Pour assurer la promotion du film, les voilà autorisés à se rendre au Festival international du film de Vienne, sous étroite surveillance bien entendu. Shin et Choi parviennent cependant à s’enfuir et à se réfugier à l’ambassade américaine. Ce qui leur permettra de reprendre petit à petit une vie plus ou moins normale aux États-Unis.

Une interview d’un spécialiste du cinéma asiatique à la fin du volume permet de replacer dans son contexte cette extraordinaire histoire. Peut-être le récit, qui reflète ce qu’en a dit Shin lui-même après son retour en Occident, est-il légèrement enjolivé. Il n’est pas exclu, en particulier, que le réalisateur n’ait pas été enlevé mais ait choisi de rejoindre volontairement la Corée du Nord pour retrouver Choi (qui, elle, avait bien été enlevée). Mais tout le reste serait grosso modo exact, y compris les années de mauvais traitements et d’emprisonnement. Quoi qu’il en soit, Le dictateur et le dragon de mousse constitue un témoignage terrible – et souvent cocasse – sur les folles dérives et pratiques d’une des pires dictatures de la planète.


L’événement hors normes dans l’histoire de l’humanité que fut la Révolution chinoise inspire régulièrement les auteurs de romans graphiques. On ne peut oublier à cet égard les deux œuvres exceptionnelles que sont Une vie chinoise de Li Kunwu et Au loin, une montagne de Chongrui Nie. Avec les Lettres de Taipei**, un nouveau volume vient enrichir cette évocation de l’incroyable tourmente qui s’est abattue sur le peuple chinois au siècle passé.

Contrairement aux deux premières œuvres citées, les Lettres de Taipei ne sont pas un récit autobiographique consacré à la vie de l’auteur. Ce roman graphique a été réalisé par un jeune dessinateur d’aujourd’hui qui s’est penché sur l’histoire de sa famille. Une histoire découverte très tardivement, à la mort de son grand-père, quand sa grand-mère a entrepris de la raconter.

Le récit débute en 1948, l’année où les forces communistes de Mao commencent à s’imposer face aux nationalistes de Chiang Kaï-shek. La révolution populaire s’abat sur la petite ville tranquille où vivent les ancêtres de Fish Wu. Deux frères lettrés (son arrière-grand-père et son frère) y tiennent une petite école. Désireux de rester à l’écart de troubles dont ils ne saisissent pas bien la portée, ils refusent de collaborer avec les chefs révolutionnaires qui leur demandent de rédiger des panneaux dénonçant les crimes des propriétaires terriens. Cela leur vaut de basculer instantanément dans le camp des ennemis de la Révolution : ils sont arrêtés, leurs biens sont confisqués, leur maison dévastée.

Paniqué, ne croyant pas à un retour rapide à la normale, l’un des deux frères décide de se lancer dans la dangereuse aventure de l’exil à destination de Taïwan : sa famille demeurée en Chine continentale n’en entendra plus parler pendant 47 ans… D’un tempérament plus optimiste, l’autre frère choisit de rester sur place. Mauvais choix : à l’annonce de la fuite du premier frère, les révolutionnaires se déchaînent contre ceux qui sont restés. En guise de vengeance, il leur est notamment interdit de pénétrer dans leur maison, leurs derniers biens sont pillés, leurs livres brûlés. Ils sont condamnés à vivre dans une cabane de jardin, dans des conditions extrêmement dures. À tel point que le chef de famille tombe malade et meurt. À l’approche de sa mort, sa fille est mariée en catastrophe à un voisin : c’est elle qui un demi-siècle plus tard racontera toute cette histoire à son petit-fils.

Considérant que le principal coupable contre-révolutionnaire est mort, sa famille est finalement autorisée à rentrer dans sa maison où elle peut reprendre une vie un peu plus normale, sans jamais toutefois échapper à l’étiquette infamante d’ennemis de classe.

C’est en 1994, quand la fureur révolutionnaire est retombée et que les relations entre la Chine populaire et Taïwan se sont normalisées qu’une lettre arrive en provenance de l’île : c’est l’oncle exilé, dont personne ne savait s’il était vivant ou mort, ni même s’il avait réussi à atteindre Taïwan en 1948, qui reprend enfin contact. L’année suivante, il vient rendre visite à sa famille et à la ville de sa jeunesse. C’est là qu’il peut enfin raconter les péripéties de son exil avec notamment la dangereuse traversée dans une embarcation pleine de réfugiés. L’oncle de Taïwan se promet de revenir chaque année mais c’est trop tard : le vieux monsieur meurt dès l’année suivante.

Les Lettres de Taipei n’ont pas tout à fait la force des livres de Li Kunwu et Chongrui Nie puisqu’il ne s’agit pas d’un récit à la première personne. Mais le livre constitue un remarquable témoignage sur la manière dont la révolution chinoise a fracassé les vies de familles entières : mort, exil, violences en tout genre, mises au ban de la société, conditions de vie réduites à la misère noire, rien n’a été épargné à la famille de Fish Wu. Ce dont la grand-mère ne parvient pas à se remettre cinquante ans plus tard, c’est la façon dont leurs voisins, avec qui ils vivaient en parfaite intelligence depuis toujours, sont devenus instantanément des persécuteurs quand ils y ont été autorisés par les dirigeants révolutionnaires. Tout juste relève-t-elle le geste de compassion, anonyme, par lequel l’un de ceux qui avaient pillé leurs biens, a rendu quelques vêtements à la veille de son mariage pour qu’elle puisse se marier autrement qu’en haillons. Une contribution de plus au livre noir de la révolution chinoise.


Le premier tome de Rani Lakshmi Bai, la séditieuse paru l’année dernière était des plus prometteurs. Le deuxième volume*** qui vient de sortir ne déçoit pas, loin de là. On y suit les efforts désespérés de Lakshmi Bai pour assurer son avenir. En ce milieu du XIXème siècle, sa position en tant que reine du royaume du Jhansi, au nord de l’Inde, est en effet terriblement fragile. N’ayant pas donné de fils au maharadja son époux, elle risque de tout perdre à la mort de ce dernier, malade. D’où l’adoption d’un garçon destiné à devenir le futur maharadja, Lakshmi Bai devant assurer la régence. Mais les Britanniques ne l’entendent pas ainsi. En refusant de reconnaître l’adoption, ils s’autorisent à annexer purement et simplement le royaume. Lakshmi Bai est chassée de son palais… Mais la jeune femme a du ressort et de l’énergie à revendre. À la fin de ce deuxième tome, elle promet de se venger et de déclarer la guerre aux Anglais. Le troisième et dernier volume la verra devenir l’une des figures de proue de la première grande insurrection des Indiens contre les colons britanniques, qui fera entrer Lakshmi Bai dans le Panthéon des héros de l’Indépendance indienne.

Traitée comme une grande BD d’aventure, Rani Lakshmi Bai, la séditieuse mêle habilement réalité historique et fiction avec l’intéressante adjonction d’un officier anglais dans un rôle de premier plan. Bien disposé envers la princesse, celui-ci est obligé de se soumettre aux ordres de sa hiérarchie et de la politique consistant à mettre la main chaque fois que possible sur les principautés indiennes. L’ensemble est porté par le superbe dessin réaliste de Carlos Gomez.


« L’Asie dessinée » a abondamment parlé de l’exceptionnel manga Peleliu (voir notamment les chronique des neuf premiers tomes et du onzième). Cette série qui raconte la folle histoire de soldats japonais ayant continué la guerre dans une île du Pacifique longtemps après Hiroshima s’est achevée il y a deux ans avec la parution du onzième volume. On aurait pu penser qu’avec ses 2200 pages le manga avait tout raconté de cette fiction ancrée dans des faits réels, mais non : avec Peleliu Gaiden****, voici le début d’une série dérivée. Le manga principal était constitué d’un récit linéaire allant de l’attaque de cette petite île par les forces américaines jusqu’à la reddition finale des derniers soldats japonais deux ans après Hiroshima, en passant par leurs efforts insensés de survie et de résistance, dissimulés dans le sous-sol de cet îlot transformé en base militaire américaine. Peleliu Gaiden adopte une tout autre approche : la série, qui comportera cinq volumes, propose de courtes histoires développant telle ou telle anecdote ou tel ou tel personnage brièvement mentionné dans le récit principal. Dans le premier tome qui vient de sortir en France, on découvre le sort de deux enfants orphelins que l’on avait croisés précédemment et l’on assiste au mariage de Tamaru, le personnage principal, après son retour au Japon. Innovation importante : pour la première fois, un court récit décrit cette effroyable bataille du point de vue des soldats américains. Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, les différentes composantes de ce volume ne donnent absolument pas le sentiment de tirer à la ligne ou de réchauffer une vieille histoire : ils apportent un véritable approfondissement. Précision : Peleliu Gaiden ravira les lecteurs de Peleliu mais ne pourra guère être apprécié par ceux qui ignorent l’œuvre principale. Ces derniers savent ce qu’il leur reste à faire…

Difficile de s’intéresser à l’Asie en images sans regarder du côté du cinéma d’animation japonais. L’un de ses maîtres, Rintaro, âgé de 83 ans, livre une longue autobiographie sous forme de roman graphique. Ma vie en 24 images par seconde***** permet de découvrir l’effervescence de la création et le développement de cette nouvelle industrie tout au long de la deuxième moitié du XXème siècle, jusqu’à devenir le géant que l’on connaît aujourd’hui. Un gros ouvrage qui ravira les passionnés.


* Le dictateur et le dragon de mousse
Scénario Fabien Tillon, dessin Fréwé
144 pages
La Boîte à Bulles
22 euros.

** Lettres de Taipei
Scénario et dessin Fish Wu
172 pages
Rue de l’Échiquier
24,90 euros

*** Rani Lakshmi Bai, la séditieuse, tome 2
Scénario Simona Mogavino et Arnaud Delalande, dessin Carlos Gomez
64 pages
Delcourt
15,95 euros

**** Peleliu Gaiden, tome 1
Scénario et dessin Kazuyoshi Takeda
192 pages
Vega Dupuis
8,35 euros

***** Ma vie en 24 images par seconde
Scénario et dessin Rintaro
256 pages
Kana
27,90 euros


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