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L'ASIE DESSINÉE

BD : Taïwan, Chine et Japon, "L’Asie dessinée" dans tous ses états


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 13 avril 2024

Des rêveries d’un poète taïwanais jusqu’à une plongée dans la contrebande de charbon en Chine, en passant par les raffinements des estampes japonaises du XIXème siècle, la sélection de ce mois-ci est particulièrement éclectique !

Patrick de Jacquelot

Premier volume retenu, Oken, Combats et rêveries d’un poète taÏwanais* est un ouvrage profondément original. Il s’agit de l’adaptation en une longue bande dessinée de l’autobiographie d’un grand poète taïwanais, Yang Mu (surnommé Oken, d’où le titre). Le livre est donc composite, mêlant données historiques et biographiques d’une part et évocations graphiques de la poésie de Yang Mu d’autre part. Avec un résultat aussi beau qu’intéressant.

Le volet biographique de l’œuvre commence avec les bombardements américains sur Taïwan en 1945. Les parents d’Oken et leurs enfants se réfugient dans un petit village de montagne. Un cadre paisible dans de beaux paysages où le jeune garçon éprouve ses premiers émois esthétiques. La guerre terminée, la famille retourne en ville. Les Japonais, qui avaient colonisé l’île cinquante ans plus tôt, s’en vont, remplacés par les Chinois nationalistes de Chiang Kai-Check venus du continent après leur défaite contre les communistes de Mao. Autant de bouleversements politiques plutôt perturbants pour Oken, d’autant qu’ils ont de profondes conséquences linguistiques. Alors que les Japonais imposaient l’usage de leur langue, dans l’enseignement notamment, les nationalistes chinois rendent obligatoire l’utilisation du mandarin, au détriment dans les deux cas de la langue de l’île, le taïwanais. Des changements parfois difficiles à supporter. Après qu’un professeur s’en est pris violemment à un étudiant parce qu’il a cru l’entendre parler en japonais, ce dernier se lamente : « Toute mon enfance, on m’a appris à être un Japonais. Mais maintenant, on me demande d’être chinois. Tout a changé depuis l’arrivée du gouvernement nationaliste. »

Détail de la couverture de "Oken, Combats et rêveries d’un poète taïwanais" (Crédit : Le Lombard)
La répression politique se fait sentir également, avec notamment une descente de la police militaire dans l’imprimerie dirigée par le père d’Oken. Et puis il y a aussi la violence de la nature avec un terrible tremblement de terre qui ravage la ville où il habite. Face à toutes ces épreuves, le jeune garçon découvre les vertus apaisantes de l’art, avec l’aide d’un sculpteur de statues de dieux en bois. Pour Oken c’est une révélation : l’art a le pouvoir de guérir ; il lui faut donc « se consacrer au travail artistique pour offrir un surcroît de réconfort à moi-même et aux autres ». Un saut temporel brutal montre enfin Oken trente ans plus tard, installé aux États-Unis, et suivant à distance la transition de Taïwan vers la démocratie.

Ces pages brossant à grands traits l’évolution historique de l’île sont entremêlées avec de nombreuses autres qui visent à évoquer la vision poétique de Yang Mu. Il est difficile, évidemment, d’apprécier l’adéquation de ces images aux poèmes d’un auteur dont on ignore tout. Toujours est-il qu’elles sont de toute beauté grâce à un étonnant travail d’aquarelle.

Oken, Combats et rêveries d’un poète taïwanais fournit une bonne occasion de se familiariser avec l’histoire de Taïwan durant la seconde moitié du XXème siècle. C’est la seconde fois en quelques mois, en fait, que des bandes dessinées paraissent sur ce thème pourtant généralement fort peu traité. Depuis juin dernier sont parus les quatre volumes du Fils de Taïwan (voir la critique des deux premiers tomes avec une interview du dessinateur ainsi que celles des tomes 3 et 4). Point commun entre cette série et Oken : dans les deux cas, il s’agit de la biographie d’un personnage réel avec en toile de fond l’évolution historique du pays. Le fils de Taïwan est bien entendu plus riche à cet égard, puisque nettement plus long et suivant une approche plus « factuelle ». Mais les deux ouvrages, qui brossent un tableau similaire des bouleversement politiques et linguistiques de l’île, se complètent fort bien. Avec un avantage historique pour Le fils de Taïwan et un avantage esthétique pour Oken à la qualité picturale tout à fait remarquable.


Il n’y a pas que dans la BD que l’on découvre « L’Asie dessinée ». Les estampes japonaises constituent elles aussi un univers graphique fascinant dont cette chronique se fait l’écho de temps en temps. L’ouvrage Hiroshige & Eisen, les soixante-neuf stations de la route Kisokaido** que Taschen vient de ressortir en petit format, nous rappelle toute la richesse de ce domaine. Le volume reproduit les estampes réalisées au XIXème siècle par deux artistes, Keisai Eisen et Utagawa Hiroshige, montrant l’ensemble des étapes de la route allant d’Edo (aujourd’hui Tokyo) jusqu’à Kyoto. Longue d’un peu plus de 500 km, cette route impériale était de première importance puisque reliant deux des principales villes du pays. Elle comportait soixante-neuf relais de poste permettant aux voyageurs de changer de chevaux et de trouver un hébergement pour la nuit.

L’ensemble de ces œuvres constituent un témoignage exceptionnel sur le Japon du début du XIXème siècle. La gamme des sujets représentés est en effet considérable. Villes, villages et scènes champêtres se succèdent. On découvre ainsi un panorama de l’architecture de l’époque, des forteresses jusqu’aux auberges de la route. Les paysages abondent, avec rizières, forêts, champs dominés par la silhouette de volcans. Particulièrement esthétiques, les vues de rivières abondent avec parfois de spectaculaires ponts. De multiples scènes de la vie quotidienne montrent aussi bien les voyageurs en chemin que les paysans au travail, des bateliers poussant leur barque ou même une bagarre impliquant de multiples personnages.

Publié initialement en grand format, ce volume est repris ici en format « roman », ce qui permet d’en abaisser fortement le prix. L’appareil critique considérable livre les clés de compréhension d’un monde qui peut paraître mystérieux. Chaque image est analysée et commentée, une longue introduction situe l’œuvre et ses auteurs dans leur contexte. Outre les estampes qui donnent leur nom au volume, celui-ci comprend bien d’autres images : agrandissement de détails, photos du XIXème siècle, multiples esquisses préparatoires, etc. Un livre d’un excellent rapport qualité/prix, indispensable pour les amoureux du Japon.


Avec Les âmes noires***, voici une bande dessinée consacrée à la Chine d’aujourd’hui. Mais pas la Chine des gratte-ciels scintillants de Shanghai, des TGV flambant neufs ou des classes moyennes qui consomment à l’américaine. Pas non plus la Chine championne de l’énergie solaire et des voitures électriques. Non, cette histoire se déroule dans une Chine misérable, une campagne non localisée où règnent pauvreté, violence et corruption, une Chine où le charbon est toujours l’énergie de base. Le héros de l’histoire, Yuan, est un chauffeur routier. Propriétaire de son camion, il achète des cargaisons de charbon dans des mines clandestines puis roule jusqu’à ce qu’il trouve à revendre sa cargaison au meilleur prix possible. Un business peu rentable et dangereux puisqu’illégal de bout en bout. Yuan s’en sort malgré tout plus ou moins, jusqu’à ce qu’un partenaire le trahisse et qu’il tombe, victime d’un guet-apens. Le voilà laissé pour mort. Pire encore : son camion a été volé. Si Yuan survit contre toute attente, il n’a plus aucun moyen de gagner sa vie et faire vivre sa famille. Il lui faut donc coûte que coûte retrouver son camion.

Le portrait de la Chine rurale brossé dans Les âmes noires est terrifiant. Dans ces régions désolées que l’on imagine loin des zones côtières prospères de la Chine qui brille, la misère est universelle, tout comme la violence. Tout se paye, tout se négocie, la lutte pour la vie est un combat de chaque instant. Extrêmement noir, évidemment, le récit, très documenté, est admirablement servi par un dessin oppressant : des paysages désolés à perte de vue, une campagne dévastée où pas un brin d’herbe ne semble pousser. Une ambiance angoissante pour une histoire captivante aux allures de thriller social.


La superbe adaptation en bande dessinée du célèbre roman de Lian Hearn, Le clan des Otori, continue, et c’est tant mieux. Après les trois albums consacrés au premier cycle de ce roman fleuve (voir notre notice sur le tome 3), voici le tome 4, Les neiges de l’exil****, premier volet du deuxième cycle. L’histoire d’amour passionnée entre Takeo, héritier du clan des Otori, et Kaede, héritière d’immenses domaines, se poursuit, contrariée par les impitoyables luttes pour le pouvoir que livrent leurs puissants ennemis. Le récit est toujours passionnant, le dessin toujours aussi beau. Cela dit, une bonne connaissance du roman n’est pas inutile pour suivre une intrigue de plus en plus complexe.

Une BD sélectionnée par « L’Asie dessinée » sans qu’y figure la moindre scène située en Asie ? C’est le cas de Nouvelle Chine*****, histoire qui, comme son titre ne l’indique pas, se déroule intégralement en Allemagne. Nous sommes en 1975 dans une Histoire parallèle où la Chine communiste a colonisé l’Europe suite à des événements que l’on ne révèlera pas. Dans un Berlin noyé sous la pluie, un inspecteur de police déterminé tente d’élucider une épidémie de meurtres aussi sanglants que mystérieux. Une affaire d’autant plus délicate qu’elle semble intéresser beaucoup la police politique chinoise omniprésente et toute puissante. À son corps défendant, le policier va se voir entraîné dans des intrigues politiques qu’il aurait bien voulu éviter. De facture parfaitement classique, cet excellent polar en noir et blanc se singularise par son très surprenant contexte géopolitique. Et à défaut d’images asiatiques, les vues des rues de Berlin couvertes de portraits de Mao et de fresques à la gloire de la révolution chinoise valent le coup d’œil !


* Oken, Combats et rêveries d’un poète taïwanais
Scénario et dessin Shih-hung Wu
208 pages
Le Lombard
23,50 euros

** Hiroshige & Eisen, les soixante-neuf stations de la route Kisokaido
Rhiannon Paget et Andreas Marks
512 pages
Taschen
25 euros

*** Les âmes noires
Scénario Aurélien Ducoudray, dessin Fred Druart
128 pages
Dupuis
21,95 euros

**** Le clan des Otori, tome 4, Les neiges de l’exil
Scénario Stéphane Melchior, dessin Benjamin Bachelier
88 pages
Gallimard
18,95 euros

***** Nouvelle Chine
Scénario et dessin Clarke
104 pages
Soleil
17,95 euros


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