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L'ASIE DESSINÉE
BD : les deux Corées, la malédiction d’un pays
coupé en deux
Thèmes: L'Asie en BD |
Asialyst, 1er février 2025
Dans Mon ami Kim Jong-Un, l’auteure
sud-coréenne Keum Suk Gendry-Kim expose sa hantise
d’un retour de la guerre entre le nord et le sud. Une
somptueuse BD évoque la Chine de la fin des années 30
plongée dans le chaos par l’invasion japonaise.
Patrick de Jacquelot
Keum
Suk Gendry-Kim, l’une des plus importantes auteures de
bandes dessinées en Corée du Sud, est connue pour
plusieurs romans graphiques de grande qualité sur
l’histoire récente de son pays: Les
mauvaises herbes qui traite des « femmes de
réconfort » pendant la Seconde guerre mondiale, L’arbre
nu, histoire d’amour tragique pendant la
guerre de Corée, et L’attente, centré
sur le drame des familles séparées par la scission entre
Corée du Nord et Corée du Sud. Dans son nouveau livre, Mon
ami Kim Jong-Un*, elle s’intéresse cette fois à
l’histoire de la Corée d’aujourd’hui, ou plutôt des deux
Corées.
Même si le titre renvoie à l’actuel chef de l’État et
dictateur de la Corée du Nord, Keum Suk Gendry-Kim ne se
focalise pas essentiellement sur lui. Le prologue la
montre dans sa vie quotidienne tout près de la frontière
entre les deux Corées. La tension est constante, les
coups de canon des exercices militaires se font entendre
en permanence ou presque, nourrissant l’inquiétude : et
si une guerre éclatait ? Une telle hypothèse terrifie la
jeune femme qui a été élevée au sein d’une intense
propagande anti Corée du Nord, comme elle le rappelle
dans quelques pages consacrées au système éducatif dans
son enfance.
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Détail d’une page de « Lotus
jumeaux », Mosquito (Crédit: Mosquito)
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Mon ami Kim Jong-Un, titre à prendre évidemment au deuxième degré étant donné que le portrait n’a rien d’amical, n’est pas pour autant une biographie du dictateur. Le livre raconte surtout l’enquête menée par la dessinatrice sur la Corée du Nord. Keum Suk Gendry-Kim se met en scène constamment, reproduit longuement les questions/réponses de ses interviews, y compris le fil de conversations décousues. Mêlant sans cesse la vie du dirigeant et la sienne, elle commence par exemple le chapitre sur les années d’études à l’étranger de Kim par cinq pleines pages sur son arrivée à elle en France pour ses propres années d’études. Un procédé destiné sans doute à montrer la prise de conscience progressive de la jeune femme du lien indéfectible entre le sort des deux Corées, qui n’avait rien d’évident pour elle au début.
La mise en scène de son enquête va toutefois un peu loin. Sans doute impressionnée d’avoir obtenu une interview de l’ancien président de la République sud-coréenne Moon Jae-In, elle consacre 41 pages du livre à cette rencontre, dont onze pages pour décrire le trajet entre chez elle et la maison où l’homme d’État passe sa retraite.
On peut donc penser que le volume aurait gagné en impact à être un peu plus ramassé et recentré. Reste qu’il comporte, comme toujours chez l’artiste, de très belles images puissamment évocatrices du terrible déchirement que représente la partition de la Corée en deux États, avec un motif omniprésent de barbelés, et qu’elle véhicule efficacement sa hantise d’une guerre à venir.
Pour des bandes dessinées plus purement informatives sur le régime de la Corée du Nord, on peut se reporter à deux parutions récentes: Le dictateur et le dragon de mousse et Pyongyang Parano.
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Bien loin des tensions géopolitiques, voici une vision radicalement différente de la Corée du Sud avec Le K-voyage**. Ce carnet de voyage retrace quelques semaines passées à explorer le pays par Clara Vialletelle, jeune dessinatrice française fascinée par la culture coréenne d’aujourd’hui. Ni évocation de la guerre de Corée, ni réflexions sur la dictature nord-coréenne dans cet ouvrage, mais de nombreuses anecdotes sur la K-pop, les stars de la chanson, les drama (feuilletons télévisés coréens), etc. Sillonnant le pays d’un bout à l’autre, Clara nous montre scènes de rues et paysages, ses rencontres avec des Coréens et d’autres touristes étrangers et – très souvent – le contenu de son assiette en véritable fan de la cuisine coréenne qu’elle est.
Bénéficiant d’un joli coup de crayon et d’aquarelles colorées, le volume offre un aperçu du tourisme en Corée du Sud qui devrait intéresser tous ceux tentés par l’expérience, avec en prime de multiples suggestions de musique K-pop à écouter et de séries K-drama à regarder !
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Place à la fiction maintenant avec Lotus jumeaux***, une très étonnante BD mi réaliste mi fantastique. Écrite et dessinée par le Chinois Zhang Xiaoyu, l’histoire se passe en Chine continentale en 1937, ravagée par l’offensive japonaise. Dans « un petit bourg du sud-ouest » du pays grouille tout un petit monde : soldats chinois ayant fui le front, réfugiés, tenancier de cabaret, potentats locaux, administrateurs du Kuomintang alors au pouvoir, enfants des rues et même des aviateurs américains des Flying Tigers venus aider les Chinois dans leur lutte contre les Japonais.
Dans cet environnement plutôt chaotique arrive Fan, un ingénieur formé en Occident. Fan vient de vivre un drame dont il ne se remet pas : son épouse adorée, Mingfeng, une chanteuse d’opéra, a été tuée dans un bombardement japonais. Incapable de se passer d’elle, Fan en fabrique une réplique parfaite sous forme d’un automate qui fait totalement illusion. Mais le jour où la véritable Mingfeng, qui avait échappé par miracle à la mort, réapparaît, Fan a du mal à choisir entre la femme de chair et d’os et sa création mécanique.
Au-delà de cette intrigue aux frontières de la science-fiction, genre que pratique assidûment Zhang Xiaoyu, ce long récit plonge le lecteur dans la Chine des années trente, minée par la misère, la superstition et les pratiques féodales. L’esprit scientifique et occidentalisé de Fan contraste violemment avec l’ignorance qui l’entoure. Tout le monde s’adonne à des trafics variés avec comme intermédiaires des hordes de gamins misérables laissés à eux-mêmes et qui ne connaissent d’autres lois que celles de la violence.
Cet univers plutôt cauchemardesque est mis en scène avec un dessin somptueux en noir et blanc, très expressif, qui multiplie cadrages et angles de vue surprenants. Présenté sous forme d’un gros volume relié, Lotus jumeaux est une impressionnante réussite.
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Avec Shinkirari****, c’est la réédition d’un grand classique du manga alternatif que nous donne Kana. Publiée dans les années 80, cette œuvre féminine et féministe (modérément) date d’une époque où les femmes avaient encore du mal à s’imposer dans l’industrie du manga. Ce gros volume comprend près de quarante histoires brèves retraçant la vie d’une jeune mère au foyer. Une vie qui se borne à s’occuper de ses deux petites filles en palliant l’absence d’un mari complètement déficient, perpétuellement retenu hors du foyer par son travail quand ce n’est pas par ses maîtresses. A part la tendresse qu’elle éprouve pour ses enfants, la vie de Yamakawa est désespérément vide. Au fil de ces chroniques intimistes où il ne se passe parfois pas grand-chose, on voit la jeune femme prendre progressivement conscience de son besoin d’autonomie et de liberté. En prenant un emploi à temps partiel, en économisant un peu d’argent à elle, elle en arrive à prendre des décisions sans en référer à son mari.
Pleines de délicatesse, ces petites histoires joliment dessinées font revivre une époque pas si lointaine où les femmes japonaises n’avaient d’autre but dans la vie que de servir leur mari, une époque où, comme le dit Yamakawa, « les hommes protégeaient leur ego en rabaissant leurs femmes et leurs enfants ». Ce volume est complété par un long article consacré à l’auteure Murasaki Yamada (1948-2009), qui montre à quel point Shinkirari est une œuvre largement autobiographique.
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* Mon ami Kim Jong-Un
Scénario et dessin Keum Suk Gendry-Kim
288 pages
Futuropolis
30 euros
** Le K-voyage
Scénario et dessin Clara Vialletelle
216 pages
L’Atelier des Cahiers
22 euros
*** Lotus jumeaux
Scénario et dessin Zhang Xiaoyu
310 pages
Mosquito
30 euros
**** Shinkirari
Scénario et dessin Murasaki Yamada
384 pages
Kana
18,95 euros
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