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Dossier spécial début des élections 1/3

Partie 2 - Partie 3

L'avenir de l'Inde suspendu à l'issue d'un scrutin hors norme

Thèmes: Politique

Les Echos, 7 avril 2014

Plus de 800 millions d'Indiens vont élire leurs députés à partir d'aujourd'hui et jusqu'au 12 mai.
Un scrutin très complexe à l'issue incertaine.
En jeu : la stabilité du pouvoir et la capacité à réformer.

Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

C'est, tout simplement, la plus grande élection que le monde aura jamais connue : 815 millions d'Indiens se rendent aux urnes à partir de ce lundi pour élire leurs représentants à la Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement. Lors du scrutin de 2009, ils n'étaient « que » 715 millions… De quoi justifier amplement le qualificatif de « plus grande démocratie du monde », dont l'Inde s'enorgueillit.

Faire voter 815 millions de personnes sur un territoire comprenant désert, forêt vierge et hauteurs de l'Himalaya, exposé parfois à de graves risques de sécurité (Cachemire, guérilla maoïste), suppose une colossale logistique. Même s'il est à un seul tour, le scrutin se déroule en neuf phases sur plus d'un mois. Les premières zones votent ce lundi 7 avril, les dernières le 12 mai. Entre chaque journée de vote, le personnel, les machines à voter et les forces de sécurité se déplacent en caravanes d'une région à l'autre. Stockés sous haute sécurité, les votes seront dépouillés d'un seul coup le 16 mai.

Le plus extraordinaire dans cette invraisemblable mécanique, c'est qu'elle fonctionne. Les résultats sont peu contestés et les incidents recensés ici ou là ne remettent pas en cause leur validité. C'est largement l'oeuvre de la Commission électorale, qui « terrorise les politiciens », comme le dit la journaliste politique Sushma Ramachandran. « Aucune erreur n'est permise, nous devons être d'une impartialité absolue, d'une transparence totale », explique H.S. Brahma, l'un des trois commissaires.

Narendra Modi, en tête, forcément en tête?

Si la mécanique des élections fonctionne bien, le processus démocratique n'est pas pour autant sans reproche. Le paradoxe, expliquait H. S. Brahma lors d'une conférence fin mars, « c'est que nous avons la démocratie et la liberté, mais aussi la pauvreté, l'illettrisme et la mauvaise gouvernance ». Et le commissaire électoral de dénoncer « les liens entre les dirigeants politiques et les criminels », ainsi que le pouvoir de l'argent, qui fausse le jeu électoral. Une analyse des 60.000 candidats aux élections entre 2003 et 2013 a montré que 20.000 avaient des antécédents criminels, selon H.S. Brahma ! Chaque député représente en moyenne 1,5 million d'électeurs, vingt fois plus qu'en France. Les circonscriptions sont donc immenses et le coût des campagnes électorales, faramineux.

Comme le candidat arrivé en tête est élu aussitôt même si les votes sont éparpillés sur quinze candidats, il suffit d'un très faible déplacement de voix pour faire basculer le résultat. Celui-ci est donc extraordinairement difficile à prévoir, d'autant que les sondages n'ont guère de fiabilité. En outre, aucun parti ne pouvant obtenir la majorité absolue au Parlement, l'issue réelle des élections dépend de la constitution d'une coalition autour du parti arrivé en tête, ce qui se négocie après coup.

Plusieurs hypothèses

Cette fois-ci, « la seule chose certaine c'est que le BJP (principal parti d'opposition) sera numéro un. Au-delà, toutes les hypothèses sont possibles », analyse le politologue Balveer Arora. Si personne ne croit aux chances du Parti du Congrès, mené par Rahul Gandhi, d'arriver en tête, sa défaite annoncée ne garantit pas une majorité forte au BJP. Le meilleur scénario en termes de stabilité serait celui où le BJP, tiré par son dirigeant Narendra Modi (« Les Echos » du 27 février 2014), obtiendrait seul une grande partie des 272 députés qui font une majorité, et compléterait sans mal avec quelques alliés. Mais si le BJP avait par exemple moins de 200 députés, il pourrait peiner à trouver suffisamment de partenaires, tant le profil ultranationaliste hindou de Modi peut en rebuter certains. Dans le pire des cas, ni le BJP ni le Congrès ne pourraient former une coalition stable, ce qui ouvrirait la voie à des rassemblements de circonstance entre grands partis régionaux, un gage d'instabilité politique.

Or, l'Inde a besoin de retrouver de la stabilité, alors que nombre de réformes (dans les infrastructures notamment) sont bloquées dans l'attente du scrutin et que l'administration est grippée (lire l'analyse Sortir de la paralysie politique). En jeu : le développement d'un pays dont la croissance est notamment insuffisante depuis des années.


3 questions à... Gilles Verniers

(Doctorant à Sciences po et spécialiste de la politique indienne)

« Il y a une véritable "légitimité" des criminels en politique, au nom de l'efficacité »

Gilles Verniers, Doctorant à Sciences po

La vie politique indienne a été secouée ces dernières années par une vague anticorruption. Cela va-t-il peser sur les élections ?

Cette mobilisation anticorruption s'est traduite sur le plan politique par l'apparition d'un nouveau parti, l'AAP, qui réussit à rivaliser médiatiquement avec le BJP, principal parti d'opposition, avec beaucoup moins de moyens. Mais l'AAP n'aura peut-être qu'une dizaine de sièges, ce qui serait déjà remarquable. L'important, c'est qu'il introduit des pratiques nouvelles, comme la transparence financière ou le refus des candidats ayant un casier judiciaire. L'intéressant c'est de savoir si cela aura un impact sur les autres partis. Ce n'est pas évident, car, pour ces derniers, les incitations à continuer comme avant restent considérables. Pour ce que l'on en sait, les candidats sont cette année aussi riches qu'avant, avec la même distribution de profils criminels, et le financement des partis est toujours aussi opaque.

Pourquoi une telle tradition dans la démocratie indienne de candidats liés à la criminalité ?

Parce que ceux ayant un profil criminel ont souvent plus de chances d'être élus, car ils sont perçus comme mieux à même de répondre aux attentes de leurs électeurs. Ce qui intéresse ces derniers, ce n'est pas que leur député vote de belles lois à Delhi, mais qu'il soit un médiateur efficace entre eux et les pouvoirs locaux. Dans la mesure où l'administration ne fonctionne pas, où l'accès aux ressources publiques est difficile, l'élu doit être capable de faire pression sur les fonctionnaires, doit être proche du ministre en chef de l'Etat. Peu importe si les moyens employés sont « paralégaux ». Il y a donc une véritable « légitimité » des criminels en politique, au nom de l'efficacité. Pourquoi attendre que les élus soient des parangons de vertu face à un système perçu comme corrompu, inefficace et arbitraire ?

Les Indiens votent-ils toujours en fonction de leur caste et peut-on parler vraiment d'élections nationales ou bien plutôt de juxtaposition d'élections régionales ?

Les castes restent très présentes en tant que groupes d'intérêt. On sait que, traditionnellement, les hautes castes votent plutôt pour le BJP et les basses castes pour le Congrès. Au Gujarat, l'Etat de Narendra Modi, le Congrès est quand même numéro un auprès des dalits (intouchables), des musulmans et des tribaux.

Mais cela ne veut pas dire qu'une caste ne votera que pour un candidat qui en est issu, pour un parti qui la représente. Toutes sortes d'alliances sont possibles. En général, les questions nationales du type « qui sera Premier ministre ? » sont loin des préoccupations des gens, qui s'intéressent surtout à leur région. Plus de 50 % des électeurs votent pour un parti régional, les partis nationaux, Congrès et BJP, récoltant moins de la moitié des voix. 

Propos recueillis par P. de J.


Les chiffres clefs

815 millions d'électeurs
sont appelés aux urnes pour élire les parlementaires, du 7 avril au 12 mai 2014.

100 millions de jeunes
vont voter pour la première fois en 2014.

420 millions d'euros
devraient être le montant du coût global de l'organisation des élections législatives.

5,5 millions de personnes
sont affectées aux élections (hors sécurité) qui se tiendront dans 930.000 bureaux de vote.

120 sièges
ont été réservés aux basses castes et aux tribus.

1,9 million
de machines de vote électroniques seront utilisées.

1,52 million d'électeurs
seront représentés par un député.

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